Le travail #3 : La « valeur travail » et la liberté

Le travail #3 : La « valeur travail » et la liberté

14 mars 2021 Non Par Paul Rassat

Le travail c’est la liberté

« Cela peut se dire encore selon les milieux bourgeois : la paresse est la mère de tous les vices ( donc le travail est le père de toutes les vertus).

    Chrétien : qui travaille prie.

    Socialiste : le travail c’est la condition de libération du prolétariat.

  On pourrait d’ailleurs, dans l’esprit du temps, varier toutes les valeurs après le travail, on pourrait aussi bien dire : le travail c’est la vérité, ou la justice, ou la fraternité, ou la santé. Ce ne serait ni plus ni moins vrai. Ni plus, parce qu’en réalité, on ne voit pas ce que le travail peut bien avoir à faire avec tout ça. Ni moins, parce qu’en réalité, c’est la croyance commune, profonde, indéracinable des hommes de ce temps. Et pourtant c’est un lieu commun difficile à avaler. Car enfin sauf anomalie, on ne peut pas dire que spontanément l’homme aime travailler.

Le travail est une contrainte

Qu’il travaille pour devenir riche, ou premier, ou héros du travail, c’est-à-dire satisfaire son orgueil, sa jouissance ou son égoïsme cela se comprend. Qu’il travaille pour s’abrutir, pour se divertir, c’est-à-dire pour se fuir lui-même, pour fuir les questions dernières et le désespoir, cela se comprend aussi. Que très exceptionnellement, artiste, artisan des siècles passés, obsédé du pétrole ou fana du zinc, il travaille par passion d’une œuvre ou d’un objet ou d’une sensation, cela se comprend encore, mais contrairement à la légende, c’est assez rare… De toute façon il s’agit de motifs annexes qui poussent à travailler, à accepter, à supporter le travail. Il ne s’agit en rien de l’amour du travail lui-même… 

L’homme normal trouve le travail fatigant

Non, l’homme normal trouve le travail fatigant, pénible, ennuyeux, et fait tout ce qu’il peut pour s’en dispenser, et il a bien raison. Le « travail » c’est à l’origine le carcan imposé à l’animal pour le castrer ou le ferrer. Le sens premier du mot « travail » en français est « gêne, peine, souffrance », ce n’est pas pour rien que l’on a justement utilisé ce mot-là pour traduire labor. Les peuples de l’Antiquité, les Arabes, les Indous, ont tous considérés le travail comme une affaire d’êtres inférieurs. Dans le judaïsme et dans le christianisme, le travail est tenu pour une condamnation. On me la baille belle quand on prétend que le christianisme a valorisé, dignifié le travail…

Travail à castrer ou à ferrer. Photo © unicaen.fr

L’idéologie du travail

… Dans la presque totalité des sociétés traditionnelles, le travail n’est considéré ni comme un bien ni comme l’activité principale. La valeur éminente du travail apparaît dans le monde occidental, au XVII° siècle, en Angleterre, en Hollande puis en France et elle se développe dans ces trois pays au fur et à mesure de la croissance économique.

    Comment s’explique…la mutation mentale et morale qui consiste à passer du travail peine ou châtiment ou nécessité inévitable au travail valeur et bien ?…cette réinterprétation…se produit lors de la rencontre de quatre faits qui modifient la société occidentale.

Compenser la pénibilité du travail

    Tout d’abord le travail devient de plus en plus pénible, avec le développement industriel, et apparemment plus inhumain. Les conditions du travail empirent considérablement en passant de l’artisanat, et même de la manufacture (qui était déjà dure mais non pas inhumaine) à l’usine. Celle-ci produit un type de travail nouveau, impitoyable. Et comme, avec la nécessité de l’accumulation du capital, le salaire est inférieur à la valeur produite, le travail devient plus envahissant : il recouvre toute la vie de l’homme. L’ouvrier est en même temps obligé de faire travailler sa femme et ses enfants pour arriver à survivre. Le travail est donc à la fois plus inhumain qu’il ne l’était pour les esclaves et plus totalitaire, ne laissant place dans la vie pour rien d’autre, aucun jeu, aucune indépendance, aucune vie de famille. Il apparaît pour les ouvriers comme une sorte de fatalité, de destin. Il était alors indispensable de compenser cette situation inhumaine par une sorte d’idéologie….Si le travail avait encore été interprété comme une malédiction, ceci aurait été radicalement intolérable pour l’ouvrier. »

Changement de valeurs

Le christianisme, les valeurs traditionnelles faiblissent ou disparaissent. La bourgeoisie les remplace par le travail. 3° facteur : l’économie devient le moteur du développement. Le travail acquiert ainsi sa justification morale.

« De même que le travail est à l’origine de l’homme, de même c’est lui qui peut donner un sens à la vie. Celle-ci n’a pas de sens en elle-même : l’homme lui en apporte un par ses œuvres et par l’accomplissement de sa personne dans le travail qui, lui-même, n’a pas besoin d’être justifié, légitimé : le travail a son sens en lui-même, il comporte sa récompense, à la fois par la satisfaction morale du « devoir accompli », mais en outre par les bénéfices matériels que chacun tire de son travail. »

Tour de passe-passe

Jacques Ellul cite alors Voltaire comme créateur de l’idéologie du travail et la formule affichée à l’entrée des camps hitlériens « Arbeit macht frei ». »

Jacques Ellul souligne que la femme contemporaine n’est reconnue que si elle travaille « compte tenu que le fait de tenir le ménage, élever les enfants n’est pas du travail…nous sommes dans une société qui a mis progressivement tout le monde au travail. C’est la base ( avec la Patrie) de l’enseignement primaire de 1860 à 1940 environ. Cette idéologie va pénétrer totalement des générations…à l’école on met l’enfant au travail comme jamais dans aucune civilisation on n’a fait travailler les enfants ». Jacques Ellul exclut de cette affirmation les enfants exploités au 19° siècle par le système capitaliste. Il évoque le sort du chômeur qui reçoit des indemnités mais se trouve toujours exclu du monde du travail.

Auschwitz. Photo © Wikipédia

Les possibilités techniques

Contrairement à ce qui aurait pu se produire, la machine n’a pas allégé le travail. Elle en absorbe davantage. Celui-ci est moins physique, plus abstrait, épuise nerveusement les organismes. Jacques Ellul affirme que deux heures de travail quotidien suffiraient et épargneraient les corps et les esprits. Mais il est plus facile de rester dans l’idéologie en place que d’envisager une société de temps libre et de loisirs intelligents.

 On a déjà construit le mur qu’on redoute d’atteindre

Peut-être le succès de l’expression « aller droit dans le mur » vient-il de là. De cet aveuglement idéologique, moral qui fait croire que nous n’avons pas encore atteint ce mur. Que les crises récurrentes ne sont que des ajustements.