Vincent Favre Félix, un chef, un restaurant, un esprit d’équipe

Vincent Favre Félix, un chef, un restaurant, un esprit d’équipe

12 mars 2021 Non Par Paul Rassat

Restaurant Vincent Favre Félix, Annecy-le-Vieux

Changements de trajectoires

On parle beaucoup de rugby à votre propos. Je comprends mieux en voyant votre carrure.

J’étais pourtant parti pour faire une école de guide en haute montagne et moniteur de ski. On associe davantage le rugby et le sud ouest où j’ai eu la chance de vivre quelques années.

Prise de conscience

Est-ce qu’il y a des points communs transposables du sport à la cuisine ?

J’ai été un temps capitaine de mon équipe de rugby. Être chef d’entreprise, c’est aussi être capitaine d’une équipe, en cuisine, en salle. J’ai beaucoup évolué sur le management. J’en profite pour faire un petit clin d’œil à mon ami Éric Prowalski qui a beaucoup évolué lui aussi dans ce domaine. Je travaillais au point d’exploser et de faire un burn-out il y a quelques années. J’avais pris ça de mon père, une force de la nature, grand et gros travailleur. Je ne comprenais pas qu’un salarié n’accepte pas de faire six heures trente / minuit à mes côtés. Je suis maintenant sur un tout autre schéma. Il faut se reconcentrer sur l’humain, équilibrer la famille et le travail alors que je privilégiais le travail par rapport à ma femme et à mes trois enfants. Je n’avais qu’à bosser, ma femme gérait le reste.

J’étais, à l’époque, à L’Auberge du Lac lors de mon burn out. J’ai donc eu plus de congés que prévu, ce qui m’a appris à jouer avec ma fille, à profiter de ma famille. Pour rien au monde je ne reviendrais en arrière.

Laurent Petit est un précurseur. Il avait tout compris en fermant le dimanche, le lundi. On le prenait pour un fou parce que le dimanche est un jour institutionnel pour la restauration. J’ai suivi ce modèle pour avoir une vie familiale et sociale, pour le bien-être de mes salariés aussi. Au bout de six mois, le succès nous a permis de fermer le mercredi soir en plus. En octobre prochain, on fermera toute la journée du mercredi. Je souhaite maintenir l’équilibre que j’ai trouvé.

Trouver l’équilibre

Il rejaillit sur votre cuisine ?

Forcément puisqu’on est mieux. Quand je ne faisais que travailler, j’étais imbuvable avec tout le monde. Quoi qu’on fasse, il faut que ça vienne du cœur. Ici j’ai retrouvé du plaisir et de la passion. Lorsqu’on fait du sport à haut niveau, on apprend que le temps de repos est aussi important que celui de travail ou d’exercice. Je ne le comprenais pas avant.

Vous avez eu une formation en cuisine. Il faut s’en dégager pour devenir soi-même.

C’est peut-être le plus difficile dans notre métier. J’avais un bon niveau scolaire mais l’école ne me plaisait pas. J’ai passé brillamment en sixième des tests psychologiques. On m’a tout de suite dit « Vous allez être ceci, cela… » Je n’en avais rien à faire. J’ai eu la chance d’avoir des profs qui m’ont compris ; mes parents aussi. On m’a laissé trouver ma voie. J’ai eu plaisir à revoir ma prof principale de quatrième, madame Boquet. Elle était contente de me voir installé ici.

Mes parents avaient Le Chalet La Pricaz au col de La Forclaz. Jeune, je faisais les saisons avec eux, je faisais les foins. Mon père pensait que je le suivrais en cuisine, mais je voulais devenir guide de haute montagne  et moniteur de ski ! À l’école de sports de montagne, à Thônes, on a voulu m’obliger à choisir, à arrêter le rugby. Je suis donc allé à l’école de cuisine de Groisy ! J’ai fait mon apprentissage chez Roby Rosset, à l’Hôtel du Commerce de Thônes. C’était une très belle table. Bon patron, belles valeurs. Aux bons élèves on proposait un connexe pâtisserie. J’ai passé une année chez Sophie Bise, à Talloires. Deux macarons à l’époque, très belle personne, belle maison. Sophie voulait me garder, ma copine partait. Je suis allé jouer dans le sud ouest. Je voulais voir si je pouvais jouer à haut niveau.

Une carrure parmi les statues de son parc. Photo© Jean-Marc Favre

Vive l’aventure

Vous êtes curieux, vous aimez l’aventure.

Oui, je n’ai jamais eu de regrets. J’ai la force et la chance de pouvoir faire ce que je veux quand je veux. Je le dis en toute humilité. Tarbes, la Section paloise m’auraient engagé pour le rugby mais avaient du mal à me trouver un emploi. Le club d’Oloron-Sainte-Marie nous a trouvé un appartement, m’a procuré un emploi. L’expérience a été superbe en matière de rugby et puis j’étais chocolatier confiseur. J’avais dix-huit / vingt ans. Je travaillais trente cinq heures par semaine, en dehors du rugby, avec M. Verdier et Francis Miot. Avec M. Verdier, nous avons créé les raisins au Jurançon enrobés de chocolat. Ce qui nous a valu le vase de cristal à Intersuc. Douze tonnes de raisin la dernière année ! De manière plutôt manuelle, sans machines.

La main tendue par Marc Veyrat

Les études de ma copine terminées, nous sommes revenus en Haute-Savoie en 2000. Mon père était bûcheron-débardeur une partie de l’année, restaurateur l’autre partie. Il a survécu à un grave accident dans les bois suite à la tempête de 99. Je me suis retrouvé très rapidement à la tête de l’établissement familial, de quatorze salariés, sans formation dans ce domaine. Je ne connaissais rien à la vie de l’entreprise. La situation a été compliquée financièrement, moralement. J’étais un gros bosseur mais rien n’était simple.

Et puis la chance a joué. Ma femme et moi étions invités à l’ouverture du salon de thé de Carine Veyrat. Marc Veyrat, que je connaissais un peu, s’y trouvait aussi. Il faisait partie des grands chefs qui passaient à la télé. Il m’intimidait mais j’ai pu lui expliquer ma situation, le besoin de conseils. Il m’a tout de suite tendu la main. La presse était présente, les médias…je doutais encore un peu. Il était absent au rendez-vous fixé la semaine suivante. Je me suis posé des questions. Il était à Veyrier avec la télévision et il est arrivé dès que possible. Ça a été une superbe rencontre, un tournant dans ma vie. J’ai découvert un personnage, un génie et un homme de cœur qui mérite d’être vraiment découvert, en dehors de l’image qui est parfois véhiculée.

Il m’a accompagné pendant quatre ans. Il est d’abord venu voir mon établissement. Je me suis fait littéralement défoncer pendant trois heures ! C’était nécessaire et bénéfique. Il m’a appris à tout construire, à sublimer un produit simple, un œuf, un reblochon. Le homard, la Saint- Jacques, le foie gras, ces produits sont tellement bons par eux-mêmes que n’importe qui peut les cuisiner chez soi. Faire du grand avec un œuf, de la pomme de terre…c’est plus compliqué.

Se trouver et s’affirmer

Quand on est jeune, on cherche sa voie. Il n’est pas évident de s’établir et de s’affirmer. Marc m’a ouvert les yeux. Il m’a appris les cuissons, les assaisonnements que je croyais pourtant déjà maîtriser. Il m’a tout simplement appris la cuisine. Pendant quatre ans, je lui ai soumis mes cartes. Il goûtait, validait. Je lui ai présenté une carte un vendredi soir, par exemple. Ça ne valait rien ! Il m’a ordonné de tout refaire pour le lendemain matin. Il était dix-neuf heures, mon service m’attendait. Mes objections n’ont pas tenu. Il m’a dit « Tu fais quoi cette nuit ? » S’il exige beaucoup des autres, il en fait autant pour lui-même. Le lendemain matin il m’a donné son avis ! Pendant les périodes de fermeture de mon restaurant, j’allais bosser chez lui.

Une vraie philosophie

 Une grande période de remise en question pour moi. J’adore sa philosophie. J’ai découvert grâce à lui que tout est important. Si on fait les choses comme ça et pas autrement, c’est qu’il y a un sens. Je découvrais cette approche parce que j’étais plutôt été autodidacte. À mon retour en Haute-Savoie, j’aurais aimé continuer mon apprentissage mais j’ai été propulsé à la tête de l’établissement familial.

Marc Veyrat vous a appris des choses mais ne vous a pas imposé des recettes.

Il m’a guidé, conseillé, permis d’évoluer. Aujourd’hui, j’adore cuisiner les œufs. Tout le monde en a chez soi. C’est un produit bon marché qu’on peut sublimer d’une multitude de façons.

Photo © Jean-Marc Favre

Ma cuisine

Comment définiriez-vous votre cuisine ?

Une cuisine créative, de goût et d’audace. J’ai une entrée « œuf, Beaufort, arabica ». Elle est née à partir des produits qu’il y avait tous les matins à la ferme. Parmi d’autres, ils étaient sur la table du petit déjeuner. Ils sont une réinterprétation du petit déjeuner, chez moi à la ferme. C’est un plat que je vais garder, améliorer, peaufiner. Mes créations sont en relation avec mes souvenirs d’enfance, avec mon vécu, mes expériences dans le sud ouest, ici, avec mes enfants, ma famille. Quand nous avons ouvert cet établissement, nous étions deux en cuisine et deux en salle. Pour la réouverture, nous serons huit.

Je suis ravi que nous ayons obtenu une étoile mais il ne s’agit pas de partir dans tous les sens. Je remercie le Michelin mais il ne faut pas se prendre la tête, il faut rester dans le plaisir et la passion. Nous allons continuer dans ce qu’on sait faire et aller plus loin. Il s’agit de faire partager une émotion.

L’étoile

Votre réaction à la nouvelle de cette étoile ?

Génial ! J’étais sur un nuage. L’étoile était un rêve de gosse. Je passais parfois pour prétentieux quand le gamin que j’étais affirmait qu’il voulait reprendre le restaurant de ses parents ou bien avoir le sien. C’est en réalité de l’ambition. J’encourage les personnes qui travaillent avec moi à avoir un jour leur propre maison. Les restaurateurs disent qu’ils ont du mal à trouver du personnel qui les suive, qui s’investisse à leurs côtés : il faut remettre l’humain au centre des débats.

On entend dans beaucoup de filières professionnelles des discours tout faits, qui correspondent à une tendance. Il est d’autant plus intéressant de rencontrer des gens dont le discours s’ancre dans leur personnalité, dans leur expérience.

L’étoile, je l’ai peut-être trop recherchée quand j’étais plus jeune, à l’Auberge du Lac. Elle était restée un objectif, sans plus, sans pression inutile. Le lieu où je travaille était resté fermé un an et demi avant mon installation. Mon premier objectif était que ça marche financièrement.

Puisque tout fonctionne maintenant, c’est une sorte de reconnaissance de l’ensemble de votre parcours, y compris familial.

C’est un cheminement. Sans regret, ni pour telle ou telle grande maison, ni pour un contrat en rugby. J’adorais ce sport mais je commençais à ne plus le vivre avec plaisir et passion.

Le chemin continue

Vous ne craignez pas d’être saturé de cuisine un jour ?

Non, je ne crois pas. Il est possible d’apprendre tous les jours. Et puis j’ai appris à me nourrir de mes équipes. Ma sommelière arrive de chez David Toutain, deux macarons. Mon second, Julien, vient aussi d’un deux macarons dans la Loire. Romain, mon pâtissier, a travaillé six ans chez Yoann Conte. Mon nouveau chef d’hôtel participe en mai à la finale des Meilleurs Maîtres d’Hôtel de France. Chloé, Nicolas, de belles personnes et de belles expériences. J’aime beaucoup travailler dans le partage. Je suis ouvert aux recettes qu’on me propose si elles sont dans l’esprit de l’établissement. Certains ont du mal à accepter, dans le domaine de la restauration, qu’il est nécessaire de travailler dans l’échange.

Partage, esprit d’équipe, découvertes

Je suis ravi de voir qu’un chef comme Yannick Alléno profite de la période actuelle pour affirmer qu’il faut prendre soin de notre personnel. Je m’en réjouis parce que je constate que je suis dans le vrai. En octobre, je travaillerai quatre jours par semaine ! J’adore aller faire le marché le dimanche matin dans la vieille ville, boire un coup à La Buvette du Marché. On croise du monde. Je profiterai du mercredi pour aller voir mes producteurs, en découvrir de nouveaux, pour proposer à ceux de l’équipe qui le souhaitent de m’accompagner. J’ai hâte d’aller avec ma sommelière dans les vignes en Savoie. Mon pâtissier m’accompagnera chez Serges Ngassa. Nous allons agrandir les espaces réservés aux herbes aromatiques ici à l’Abbaye.

Un maraîcher de Savoie dédie un hectare de terre au restaurant. C’est une continuité de ce que j’avais mis en place à La Forclaz, mais avec l’objectif de passer en permaculture. On composera la carte au gré des saisons et des produits proposés par notre maraîcher. Il s’agit de donner du sens à ce qu’on fait.

Émotions

L’émotion de mes enfants quand nous avons appris que j’obtenais une étoile y participe. Un fournisseur me l’avait annoncé. Des bruits couraient. En suivant la cérémonie à la télé, j’ai vu qu’Éric avait son étoile aux Trésoms, ça confirmait ce qui m’avait été dit, mais tant que la mienne n’a pas été annoncée… C’était le jour d’anniversaire de ma femme. Ça tombait bien parce que, comme d’habitude, je n’avais rien prévu. Quant à notre fille, le soir même, elle disait « Pourquoi on ne parle que de papa ? On en reparlera quand il aura trois étoiles. »

Je ne sais même pas si je réalise vraiment. On s’en rendra peut-être mieux compte lorsqu’on pourra ouvrir de nouveau. Mon pâtissier avait déjà obtenu des étoiles chez Yoann Conte ou bien Chez Jean-Pierre Jacob au Bourget-du-Lac mais il me dit que c’est la plus belle. Elle arrive au bout de treize mois d’activité seulement, dont plusieurs de fermeture. Quatre personnes, deux en cuisine, deux en salle, comme je le disais, nous étions forcément une équipe soudée. Une trentaine de couverts dans ces conditions, c’était un peu sportif ! Quand nous avons pu rouvrir après le premier confinement, j’ai senti qu’on avait un peu changé de clientèle. On était dans la cour des grands. Les gens qui allaient chez Laurent Petit, Jean Sulpice, Yoann Conte ou d’autres venaient chez nous. Maintenant nous proposons de la vente à emporter.

Une véritable cohérence

C’est une activité par défaut ?

On travaille bien. Les gens nous soutiennent. Il ne faut pas se plaindre car certaines activités ont dû fermer complètement. Notre stratégie a été de toujours garder le lien avec nos clients. Et puis le confinement a obligé les gens à se promener dans le quartier, à proximité de chez eux au lieu de partir vers le lac ou plus loin. Puisque je parle de proximité, nous devons permettre à notre région de progresser. Nous devons mettre à l’honneur notre patrimoine régional qui nous permet d’exister. C’est le principe des vases communicants. J’ai aussi à cœur de travailler des produits français. À La Forclaz, j’étais presque à cent pour cent en bio mais les produits venaient de pays différents, soumis à des réglementations différentes. Mes glaces bio venaient de Brest. Maintenant je travaille autant que possible en local mais les lacs environnants ne suffisent pas pour répondre à la demande en poissons.

Vous parlez de vases communicants. Vous renforcez les filières locales dans la mesure du possible.

Le territoire, Annecy sont privilégiés. Il suffit d’aller au marché pour le constater. Un producteur qui obtient de bons produits a toutes les chances de les vendre ici à bon prix. Je ne m’interdis pas cependant d’aller chercher ailleurs. Les noisettes du Piémont sont les meilleures. Notre région n’est pas connue pour sa viande. Il faut que la démarche soit cohérente. Nous travaillons avec des producteurs locaux non pas par obligation mais quand la qualité de leurs produits le permet.

La conversation roule encore sur les produits locaux, le Royal Seyssel de Gérard Lambert, les projets de Vincent Favre Félix qui piaffe en attendant la réouverture. On le sent ici chez lui, installé, enraciné mais pas prêt de se laisser couler dans un rythme établi et dans des habitudes. L’aventure humaine continue.