L’Éditaupe #4 — Génération sacrifiée
16 décembre 2020Dialogue de taupes
— Pour les gosses, à la cantine, c’est ver de terre tous les jours.
— Pas très varié.
— Non. Ni pour les gosses, ni pour les vers.
Sacrifiée aujourd’hui et dans les siècles des siècles
On parle de plus en plus de génération sacrifiée. À juste titre. Celle-ci ou la prochaine risque d’être sacrifiée au virus, mais aussi à cause du réchauffement climatique, d’un désastre écologique, peut-être des perturbateurs endocriniens, du nucléaire en bombe, déchets ou autres.
J’ai la mémoire qui flanche, j’me souviens plus très bien
Comme Jeanne Moreau, nous avons la mémoire qui flanche. Avant le virus, cette génération était déjà condamnée par l’état déplorable dans lequel ses aînés lui laissent la planète. Sans oublier la dette avec laquelle naît chaque enfant. Une sorte de droit à la vie et à la consommation qui remplacerait le pêché originel.
J’me souviens encore moins bien
Quid de la génération qui a connu la deuxième guerre mondiale, les camps de concentration ? Et celle qui a vécu quatorze-dix-huit ? Tant de vies tranchées, de gueules cassées. Mais aussi 1870, la guerre avec la Prusse, la Commune ? Auparavant les guerres napoléoniennes, plus d’un million de morts côté français. La Révolution, 1789 et la suite. Entre temps la révolution industrielle dont Germinal de Zola et d’autres romans naturalistes disent les conséquences pour le peuple.
Une exception : les baby boomers
Toutes les générations sont en réalité sacrifiées, à l’exception des baby boomers. Nés dans l’après deuxième guerre mondiale, ils ont connu les Trente Glorieuses. Un paradis entre la guerre et le premier choc pétrolier. Trente années de paix, de croissance pas trop troublée par la guerre froide. L’exception qui devrait être la normalité.
Sacrifier, c’est quoi ?
Dans une émission littéraire, une journaliste déclarait « On se disait au début de l’émission, c’est quoi grandir ? » Pendant la matinale de France Inter, une journaliste puissante questionnait « C’est quoi d’avoir vingt-deux ans aujourd’hui ? »
— Dis, sacrifier, c’est quoi ?
— C’est mettre à mort un animal ou un être humain dont on offre la vie aux dieux pour se les concilier. Le latin sacrificare (formé de sacrum facere) signifie faire quelque chose de sacré. Quant au sacrum, ces cinq vertèbres soudées qui annoncent le postérieur et maintiennent son assise, il vient de ce qu’il soutient les entrailles des êtres offerts en sacrifice dans lesquelles les aruspices lisaient l’avenir. Postérieur, assise nous conduisent solennellement et en grande pompe au président, voire au Président de la République de qui le statut fait qu’il préside. Étymologiquement, il est assis devant. En partie sur son sacrum s’il est avachi.
— Sacrifier, c’est quoi ?
— C’est tuer
— Pourquoi ?
— Pour se concilier les dieux. Ou bien le dieu.
— Quel dieu ?
Si l’on exclut la dimension religieuse, les générations sont sacrifiées à l’économie qui s’assoit sur elles et les étouffe. Le dieu économie flanqué du dieu travail.
Sacrifier au système en crise
À y regarder de près, notre fonctionnement économique exige régulièrement des ajustements nommés crises qu’on présente comme des étapes isolées, exceptionnelles alors qu’elles sont récurrentes. Combien de combats pour passer des dix-sept heures de travail quotidien, sans pause dominicale aux trente-cinq heures hebdomadaires ? Pour obtenir les congés payés ?
Le film On achève bien les chevaux, de Sydney Pollack met en scène ces marathons de la danse dont les primes aux vainqueurs permettaient à ceux-ci de survivre en 1929.
On dénonce encore cependant, ces assistés qui profitent du système pendant que d’autres se lèvent tôt pour travailler plus et gagner plus…
Mais pourquoi parler de génération sacrifiée ?
Parce qu’ « Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés » comme l’écrit La Fontaine dans Les animaux malades de la peste. Frappés les plus fragiles par les conséquences économiques présentes et à venir, d’autres par la maladie, tous plus ou moins par le confinement. Le dieu économie, lui, ne frappe pas toute une génération. Il sépare le bon grain de l’ivraie. Reportons-nous — afin de saisir une facette de son fonctionnement — au Discours à Polytechnique (La République ne vous appartient pas) prononcé par Juan Branco et publié Au Diable Vauvert. Même en tenant compte de l’engagement politique qui oriente les propos de l’auteur, ceux-ci sont pertinents :
« Vous êtes, face à moi, en cette école censée accueillir tout enfant de la République qui en a le talent, 3% seulement à être issus des couches populaires de la société : 1% d’enfants d’ouvriers, 2,2% d’enfants d’employés et 0% d’enfants de chômeurs, alors que ces catégories sociales comptent pour plus de 60% de la population française.
Juan Branco dans son discours à Polytechnique
Les polytechniciens, dès l’âge de vingt ans sont tirés d’affaire, la glorieuse organisation de leur caste leur ouvre un avenir resplendissant assuré par le copinage, le pantouflage, l’endogamie. D’autres castes fonctionnent sur le même modèle.
Le sacrifice… des autres est en réalité le fondement de toute société
Il convient de lire à ce propos René Girard, La violence et le sacré, Des choses cachées depuis la fondation du monde. Le mimétisme accroit les facultés d’apprentissage des humains mais il amplifie la violence pour s’approprier des objets et des biens. Notons le succès actuel du verbe « s’approprier ». Le bouc émissaire permet de réguler cette violence systémique. Il se fait agneau de Dieu, Christ, sacrifices humains chez les Mayas et les Aztèques et même, mammouth à dégraisser.
Cette régulation permettait de limiter le nombre de victimes, six chez les Horaces et les Curiace, onze au football (vingt-deux en cas d’égalité). En bonne logique, il est préférable que ce soit l’autre qui trinque, qui soit sacrifié. Polytechniciens, élus, propriétaires et autres y veillent.
Et au fond, ne vaut-il pas mieux, cher crocodile, une génération sacrifiée sur l’autel du rendement qu’une génération perdue ?
Dessin en couverture : © Franz Schimpl