La force de l’ordre, enquête ethno-graphique

La force de l’ordre, enquête ethno-graphique

14 décembre 2020 Non Par Paul Rassat

Cet album chez Delcourt est tiré de l’enquête ethnographique effectuée sur le terrain pendant quinze mois par Didier Fassin, avec l’autorisation d’un commissaire de police, et du livre qui en est résulté. Travail scrupuleux, minutieux, en toute transparence et en accord avec les policiers de terrain.

Inversion des rôles

À lire La force de l’ordre qui repose, répétons-le, sur une enquête officielle, sans informations récupérées à l’insu des policiers, on a souvent l’impression que ce sont eux les délinquants. Politique du chiffre, contrôles au faciès, racisme, provocations, vexations, confusion d’opinions personnelles et d’objectivité professionnelle. Il est possible de se demander qui respecte le moins la loi dans les cités.

Les policiers pensent que la justice est défaillante et qu’ils doivent la remplacer, qu’ils ne sont pas soutenus dans leurs actions du maintien de l’ordre. Or, Didier Fassin affirmait dernièrement à la radio que les chiffres traduisent le contraire. Ce flou est certainement entretenu aussi par le laxisme de la hiérarchie policière.

Case de la bande-dessinée "La force de l'ordre"

Frustration d’un côté, laxisme de l’autre, exploitation de la situation par certains politiques conduisent des policiers irresponsables à ruiner parfois les efforts de dialogue au sein d’un quartier.

Dualité versus enfermement univoque

L’enquête ethnographique devient avec cette version une BD ethno-graphique, jouant sur les approches. Ainsi les forces de l’ordre, appellation consacrée, deviennent La force de l’ordre. Ce titre souligne l’origine d’une chaîne de causalité qui prend sa source dans la force de la police. La force de la police se substitue à la force de l’ordre. On notera, toutes choses égales par ailleurs, que le gouvernement de la France parlait en Algérie « d’opérations de maintien de l’ordre ». « Que diable allait-il faire dans cette galère ? » lui aurait demandé Molière.

Dualité encore sur le bandeau qui accompagne l’album et annonce Ce que fait la police dans les cités. Le sens en est double : montrer ce qu’elle fait, se demander ce qu’elle y fait, pourquoi elle s’y trouve.

Uniformisation des comportements sous l’uniforme de la BAC

Le plus souvent les jeunes recrues de la police nommées dans les cités viennent de régions rurales et se retrouvent en territoire inconnu. Elles manquent de formation. Celle qui leur est délivrée les met fortement en garde contre la population des cités. Le quotidien d’un policier, ingrat, transpire l’ennui. Il est à l’opposé de la série télévisée The Shield qui leur fait croire qu’ils pourraient être des héros, même pourris. La réalité nourrit un sentiment de frustration creusant le fossé avec leur volonté de puissance. Pour échapper à l’ennui, on monte des affaires, on recherche des sensations fortes. La grisaille des faits quotidiens se transforme en récits d’exploits dont le but est de se mettre en valeur. Il faudrait donc diversifier le recrutement, éviter que les policiers qui n’adhèrent pas à de mauvaises pratiques quittent les BAC pour d’autres services.

La conséquence de choix politiques

Dans les années 70/80, on a décidé de mettre la police au service du pouvoir plutôt qu’à celui des citoyens. On a choisi le modèle étatsunien et répressif plutôt que le modèle britannique proche du peuple. La force plus que le dialogue. Les élus exploitent ces rapports de forces et les mettent en scène à leur profit. Ainsi le 3 février 2003, Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, tance à Toulouse une police qui ne se contente pas de répression mais souhaite agir dans la prévention. « La police n’est pas là pour organiser des matchs de rugby mais pour arrêter les délinquants. » Il raille les « patrouilles conviviales et sympathiques ». Quarante-huit heures après sa déclaration « Vous en avez assez de cette bande de racailles ? On va vous en débarrasser », éclatent les émeutes de 2005.

C’est ainsi que les gardiens de la paix deviennent les forces de l’ordre, comme le souligne Maître Henri Leclerc.

Biais cognitifs, comportementaux et politiques

Didier Fassin cite Musil. Citons-le de notre côté :

[…] il arrive à tout le monde de ne pas se conduire avec l’intelligence nécessaire… chacun d’entre nous connaît ses moments de bêtise…Voilà pourquoi il faut également distinguer entre défaillance et inaptitude, erreur et déraison, bêtise occasionnelle ou fonctionnelle d’une part, et chronique ou structurelle d’autre part… Les bêtises occasionnelles des individus peuvent vite se fondre en une bêtise collective plus structurelle.

Musil — De la bêtise

Cette bêtise collective alimente la grisaille d’un quotidien d’où émergent les drames les plus visibles, celui de Clichy-Sous-Bois le 27 octobre 2005, Villiers-Le-Bel le 25 novembre 2007.

Il serait également possible de prolonger la réflexion de Didier Fassin : les Gilets Jaunes ? Les clés d’étranglement ? Les armes de guerre utilisées contre les manifestants ?

Camera de surveillance
Photo © Christophe Rassat

Les dernières pages de l’album évoquent l’absence d’évolution positive depuis l’enquête de l’ethnologue, il y a treize ans, et se concluent sur cette citation de Tocqueville :

Une nation qui ne demande à son gouvernement que le maintien de l’ordre est déjà esclave au fond de son cœur… Elle est esclave de son bien-être, et l’homme qui doit l’enchaîner peut paraître. 

Un album novateur

On retrouve dans la présentation de l’ouvrage une forme de dualité : d’une part le fil narratif, de l’autre celui de l’enquête. Les « bulles » contiennent les dialogues habituels, des « cartouches » rectangulaires présentent explications et commentaires renvoyant directement à l’enquête menée par l’auteur.

On souhaiterait le même type de procédé pendant les débats télévisés : une analyse objective des propos des uns et des autres en temps réel. La lecture de l’album ne s’en trouve pas gênée mais, au contraire, renforcée. Elle s’effectue à plusieurs niveaux que relient habilement le dessin de Jake Raynal et la contribution de Frédéric Debomy au scénario. Il arrive même que celui-ci propose dans une seule case un policier dans le champ parlant à l’enquêteur en contre champ. Le résultat de l’enquête ethnographique est ainsi vivant, mis à la portée de tous les lecteurs et ne demeure pas captif de spécialistes. L’enjeu est important puisqu’il s’agit de donner des informations objectives de façon accessible au plus grand nombre.

De la paix à l’ordre, de l’ordre à la démocratie?

Quand se produisent des « bavures« , c’est la démocratie qui trinque. Sont-elles dues à quelques individus qui « déconnent », comme le dit un ministre (voir l’étymologie de ce verbe), à un cadre de fonctionnement inapproprié et mal défini ? Les malheureux événements qui se produisent de plus en plus ou sont de plus en plus révélés ainsi que les débats sur la loi de sécurité globale permettront-ils d’apaiser réciproquement les relations entre les forces de l’ordre et la population ?

Démocratie : court-circuit !

L’enfermement de ceux-ci dans des jugements et des comportements de plus en plus stéréotypés conduit à des interactions pavloviennes avec les habitants des cités. On se souvient du fameux « Action/réaction » du film Les choristes.

À ce fonctionnement en circuit intellectuel de plus en plus court, que nous avons déjà traité ici et , Didier Fassin apporte l’ouverture d’un regard extérieur et d’une conscience réflexive.