Être théâtre : Jean-Louis Hourdin
17 août 2022Cluny. Rencontre avec Jean-Louis Hourdin qui a longtemps été « chef de troupe ». Il continue à explorer les textes, à les faire partager. Il fait partie de ces gens qui, du côté de Cluny, vivent une quête permanente, comme le céramiste Jean Girel et son épouse Valérie Hermans de qui il sera question un de ces jours dans Talpa. Être théâtre, donc.
Jacques Copeau, le Vieux Colombier
Personne ne saura jamais. Alors que le théâtre du Vieux Colombier marchait du feu de Dieu en 1920, Jacques Copeau décide de s’en aller. Certains disent qu’il entreprenait des choses qu’il ne finissait jamais. Le Vieux Colombier aurait très bien pu continuer mais, vu le succès, il fallait une plus grande salle. Lui ne voulait pas faire du théâtre mercantile. Il en avait peut-être assez. Dullin était déjà parti, Jouvet partait fâché. Il était tout seul avec sa fille et son école puisque, pour lui, l’école était aussi importante que la troupe. C’est d’ailleurs l’un des Copiaus qui va faire une école à Londres, une au Québec, la branche théâtrale de la Juilliard School à New York. Je suis un produit pure souche des Copiaus et de Copeau.
La décentralisation
En 24, Copeau part avec tout le monde. Ils sont une soixantaine, familles, troupe, pour continuer à la campagne l’aventure du Vieux Colombier en allant dans les villages, en maintenant une école… On a dit que Copeau avait anticipé la décentralisation. En réalité il avait envie de partir de Paris. Les mécènes n’ont pas suivi. Beaucoup le quittent alors, hormis quelques uns dont Léon Chancerel qui va fonder Les comédiens routiers, Michel Saint-Denis, le neveu de Copeau. Ils vont initier une décentralisation sans en avoir véritablement la volonté : les choses se font comme ça. Vingt ans avant la décentralisation que le CNR va instaurer avec la subvention, avec les Centres Dramatiques Nationaux qui auront pour mission de faire les tournées tréteaux. Chaque citoyenne, chaque citoyen a le droit à la culture, à la poésie dramatique ou qu’il soit sur le territoire.
Essaimer
Ce qui nous amène à Gaby Monnet à Annecy, par exemple.
Exactement. L’éducation populaire… Les Copiaus ne durent que cinq ans. Tout le monde s’en va, mais pour créer, pour essaimer, pour former les grandes compagnies comme La Compagnie des Quinze, La Compagnie des Quatre saisons, Les Comédiens Routiers d’où Gignoux viendra.
Choisir sa voie, anticiper la réconciliation
La maison Copeau ?
J’ai trente ans, comme on dit en employant le présent quand on se raconte. J’ai trente ans. Brook me propose de continuer la tournée avec lui. De faire une seconde année. Jean-Pierre Vincent vient d’être nommé au TNS, à Strasbourg. C’est en 75, j’ai donc trente-et-un ans. Je dis non aux deux pour venir ici. J’étais déjà piqué à la décentralisation. Un copain du TNS avait une maison ici. Il la vendait trois francs six sous. Il savait que je voulais aller dans les villages. À l’entrée de la salle que j’ai louée à Massilly, j’avais écrit « Monastère laïc ». Du religieux sans religieux. Anticiper la réconciliation, comme à Taizé.
Le miracle du partage
Le temps du miracle dans une vision d’œuvre peinte ou sculptée, dans le temps d’une audition musicale, le temps du partage dans une scène de théâtre. Genet résume ça très bien dans L’atelier d’Alberto Giacometti. Il dit que dans ce temps atomique où un échange se fait entre l’œuvre et nous, la communauté voit l’erreur du réel, voit comment le réel est un mensonge. Pendant un millième de seconde, il y a la vision d’une communauté réconciliée. Ça se referme ensuite parce que tout le monde retourne dans le réel menteur. Il faut en réalité anticiper la réconciliation, vivre tous les jours comme si c’était fait.
L’art de jouer ( sans jouer)
J’ai vu assez récemment En attendant Godot mis en scène par Alain Françon. Je me suis rendu compte qu’il ne faut pas attendre. Godot est en chacun de nous. Il est déjà là. Il faut anticiper, comme vous dites et le travail du comédien peut y aider. Que se passe-t-il quand un comédien est sur scène ?
Il y a des centaines de mètres linéaires sur l’art de jouer !
Le comédien a un avantage sur le spectateur. Il est vraiment au centre de tout.
Si on commence à parler de ça, je vais vous parler de ce que je crois être…c’est tout simple… mon Dieu…… je crois que c’est… c’est ce qu’on est qu’on joue. Ce n’est absolument pas quelqu’un d’autre, une psychologie quelconque. Dans les bars on ne parle pas Shakespeare, on ne parle pas Molière. Le théâtre n’a rien à voir avec les parlers de la vie.
Être et faire
C’est une autre façon d’aborder les mots humains. Les quatre scènes du Songe d’une nuit d’été sont parmi les plus belles qui racontent ce qu’est un acteur. Quand l’un d’eux dit « Quand je vais faire le lion, les dames de la cour vont avoir peur. Et le metteur en scène dit « Tu n’as qu’à dire — Mais non, c’est moi, machin, le menuisier… » Si on ne veut pas passer des heures à expliquer, c’est simplement ça « Je ne suis pas un lion, mais je fais le lion. »
Ne pas chercher à être, mais représenter
Le quotidien nous impose sa réalité. Au théâtre tout est possible.
Mais oui, sans identification ni illusion. C’est l’effet d’étrangeté ou d’éloignement de Brecht. Cette distanciation. Un acteur est extérieur puisqu’il représente. Il n’est pas la chose même. Et il est intérieur non pas parce qu’il est entièrement concentré pour être mais pour représenter. C’est son intelligence qui bosse. Un acteur est simplement au boulot sur lui-même. Bouquet, Brook disparus récemment, sont sur une énergie qui n’a rien à voir avec celle de la vie. Il vaut mieux être grammairrrien…Il paraît qu’il n’y a pas de ponctuation dans le théâtre élisabéthain. Le fameux « Être ou ne pas être », ce n’est pas « Êêtre ou ne pas êêtre , c’est la question. » Non. C’est « Être ou ne pas. Être est la question. Il faut que le mec qui joue Hamlet dise le plus objectivement possible cette proposition shakespearienne.
L’objectivité ou la folie
S’il se prend pour Hamlet, il est fou ! Il faut être froid (grand rire montrant le défi) et il faut une chaleur inouïe. Plus l’acteur est concentré, conscient, plus il reste sur la beauté sensible sans rechercher les effets. En faire des kilos, noyer la dramaturgie, être devant le texte au lieu d’être derrière. Il doit rester à la hauteur du texte. Dans le spectacle que je joue depuis trois ans j’essaye d’être Hourdin au mieux de sa forme par rapport à la beauté de tous ces textes que j’aime. C’est tout. Dans son intelligence, sa sensibilité, sa tentative de rendre compte le mieux possible sans dépasser. Ne pas me croire plus fort qu’Aragon, Bram van Velde, Deleuze…
Les transparents du verbe
Vous êtes un porteur.
Hurleur de carrefours. Un proverbe chinois dit « On ne grimpe pas toujours vers les sommets, il faut profiter des joies de la plaine. » Moi, je suis resté un peu au camp de base. Je crois que nous avons deux patrons et qu’on pourrait définir l’acteur comme ça. De temps en temps l’acteur croit qu’il n’a qu’un patron. Il est alors face au texte. Ou alors le public est son patron et il fait tout pour lui plaire. J’ai toujours pensé que nous avons deux patrons, le poète et le public. Nous ne sommes que les transparents du verbe. Pas plus. Je préfère le mot interprète à acteur ou comédien. Notre métier est de rendre compte le mieux possible de la langue du poète pour les humains.
Vous disiez tout à l’heure que ce n’est pas la langue quotidienne.
« Ariane, ma sœur, de quelle amour blessée
Vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée ! »
Moi, dans mon bistrot, j’entends pas ça.
La langue d’un autre monde
Il faut changer de bistrot !
Non, je n’en trouverai pas. Cette langue est un autre monde. Pour vous montrer que ç’est pas demain la veille qu’on va trouver la solution, il y a celui que j’aime par-dessus tout, Jouvet. Et Jean-Louis de lire le texte de Jouvet qui associe le rire et les larmes, vertus et vices…afin d’obtenir « une solitude neuve et peuplée ».
Ce texte est rempli d’oxymores.
Il faut nager là-dedans. C’est impossible et c’est formidable. Il y a vraiment moi, ma vie là. Il y a tout. Ce sont des définitions du théâtre mais ce n’est pas intello (en montrant son recueil de textes).
Répéter sans se répéter
Il y a dans le théâtre une dimension particulière. On répète au cours de répétitions, on répète tous les soirs sans se répéter exactement. Il s’agit de répéter pour arriver à ne plus se répéter.
Le public y contribue. Surtout dans l’espèce de parlerie que je fais en ce moment. Il y a une véritable interaction. J’avais ma troupe qui comprenait jusqu’à trente comédiens pour les spectacles de Shakespeare ou de Michel Deutsch. On passait trois heures sur les notes prises la veille. Ce travail de parler tous les jours quand on joue une centaine de fois en tournée, ça fait qu’il ne « s’abime pas pire. »
Mieux c’est mieux
Puisqu’il s’agit de passer dans une autre langue, dans un autre monde, ce travail prolonge ces moments.
Oui, bien sûr. Il s’agit aussi de résoudre des choses que le temps de la répétition n’a pas permis de résoudre. On répétait une scène jusqu’à ce qu’autre chose foire. La lumière…On peut toujours améliorer… » Mieux, c’est mieux » comme dirait Woyzeck.
Avignon ?
Vous étiez à Avignon il y a quelques jours.
Je vais vous décevoir terriblement. Je défendrai à fond ce Festival. C’est un événement magnifique. In et Off, tout mélangé. Plein de salauds en profitent, les humoristes, les machins. Sur les mille cinq cents spectacles, il peut y en avoir trois cents de foireux. La grande chose magnifique, c’est qu’il y a mille compagnies qui ont pendant des heures bossé. Il y a des choses magnifiques. Il y a des profiteurs mais sur cent trente lieux, une centaine essaye de faire du bon boulot.
Des spectacles « jolis d’essentiel »
Nous avons évoqué votre installation à Massilly.
Je suis coincé entre Cluny et Taizé. Pile au milieu. Grâce à ce copain qui vendait sa masure trois francs six sous !
Grilles de lecture, importance hiérarchisée des spectacles, nous continuons…
J’espère que les trois petits spectacles que nous faisons en ce moment sont jolis d’essentiel. Pourquoi « petits », d’ailleurs ? Je ne dirai plus « petits ». C’est simplement que je ne veux plus une troupe. Je ne veux plus aller voir certains directeurs de théâtre, jongler avec les subventions.
Retour à la maison Copeau via Cyril Teste
Il faut désormais ajouter la compétition avec les écrans.
Certains réussissent des trucs assez formidables. À la maison Copeau, on a un compagnon formidable, Cyril Teste.
J’ai eu l’occasion de voir Festen et La mouette à Annecy, et d’apprécier Frédéric Pierrot dans Opening Night.
J’ai appris à le connaître et lui à connaître la maison. Depuis quatre, cinq ans, il y est tout le temps. Nous en sommes très contents. Il est encore un jeune homme et ne fonctionne pas forcément sur les mêmes bases que nous. C’est intéressant. Cette année nous avons été obligés de refuser dix-sept compagnies, dont treize étaient déjà venues. Ça signifie que les gens ont envie de revenir. On fait des stages d’initiation, des stages de formation permanente, d’autres avec les Chantiers Nomades, des résidences d’auteurs, de jeunes compagnies, de vieilles compagnies locales, régionales, nationales, internationales…des actions avec des écoles d’art, en milieu scolaire. La maison Copeau va être entièrement rénovée. La Région nous suit parce que nous bossons depuis dix-huit ans.
Toujours cette quête. À suivre.