Héraclite et le hamburger

Héraclite et le hamburger

18 juin 2022 Non Par Paul Rassat

On ne mange pas deux fois le même hamburger

« On ne mange pas deux fois le même hamburger » crachouille Héraclite la bouche pleine. « On ne mange pas deux fois le même hamburger, mais je peux le dire deux fois si ça me chante. » Héraclite est grand, grec, les cheveux bouclés. Immigré résident au Mc Do du coin. Héraclite préfère les coins au milieu parce qu’il est difficile d’attaquer un hamburger par le centre.

La quadrature du cercle

Notre homme ne paye pas de mine avec sa gueule de métèque, mais il a des idées. Il a suggéré au Mc Do du coin de fabriquer des hamburgers carrés. Avec quatre coins. En bon philosophe, Héraclite avait observé, étudié le problème et trouvé une réponse là où le commun des mortels ne se posait pas de question, s’échinant à attaquer un sandwich rond. Il faut dire que la rotondité de la chose a été spécialement étudiée pour entraîner un maximum de déperdition alimentaire et de déchets que le client va déposer lui-même à la poubelle, faisant ainsi partie du circuit trompeusement court. Lorsque vous tentez de croquer dans une forme ronde constituée d’éléments superposés en strates, que se passe-t-il ? La sauce gicle. Les deux hémisphères de pain vous échappent et glissent latéralement l’un par rapport à l’autre. Vous mâchez autant de vide que de matière. Celle-ci a tendance à se répandre ici ou là quand ce n’est pas sur vos vêtements. Vous en êtes gêné. Il ne faut pas, c’est fait exprès, calculé, au gramme et au centime près. Vous avez payé. Moins vous arriverez à manger, plus vous y reviendrez.      

  L’addiction, s’il vous plaît ! 

Calcul machiavélique : la frustration engendre l’addiction, c’est bien connu. Mangeriez-vous tous les jours dans un trois étoiles ? Non !  La délicatesse des plats, la finesse des compositions, la suavité et la palette des nuances vous submergeraient.  Certains retournent en revanche tous les jours  au fast food. Ils ont faim de nouveau dans l’heure qui suit. Ils recherchent ce goût basique saturé de gras et de sucre qui tapisse l’entendement et endort les papilles comme le lait maternel. On y revient comme on retourne aux toilettes à cause d’une gastro. Soulagé mais pas définitivement satisfait.

Le fond et la forme

« Trop, c’est trop s’était dit Héraclite. Manger médiocre et y laisser toutes ces miettes en plus, ce n’est déontologiquement pas acceptable. » Alors notre homme avait eu la fameuse idée du hamburger carré facile à entamer d’un coup de dents. À tenir à pleines mains pour planter les crocs dans un coin triangulaire du carré tenu de biais. C’est d’ailleurs en ceci que le hamburger carré montre sa supériorité sur le hamburger triangulaire qui, lui, ne peut pas offrir une approche carrée. Le hamburger carré est une leçon de géométrie vivante là où le cercle est fuyant. Le cercle est l’image de cette perfection qui nous échappe, de la continuité lisse, sans prise,  que Roland Barthes évoque dans Mythologies lorsqu’il commente les vertus mythologiques de la DS Citroën. Le cercle ne rassasie pas. Il fait image. Et à bouffer des images on garde le ventre creux.

Bis repetita non placent

Héraclite avait donc table ouverte et gratuite au faste food du coin où il mâchait sa philosophie à pleins neurones. Il se demandait si faire l’amour permet de plonger deux fois dans la même personne, sachant que chacun change à chaque instant. Est-il possible de se plonger deux fois dans la même idée ? se demandait-il aussi ? Il voyait dans ce questionnement philosophique la différence entre la pornographie et l’érotisme, entre se sustenter et se nourrir, entre répéter et penser. Héraclite, on l’aura compris, cherchait par tous les moyens à échapper à la répétition.

Toujours le même et toujours un autre…

Pour cette raison il entamait ses hamburgers carrés par un coin triangulaire chaque fois différent du précédent. Il tenait ainsi la chose de la main droite, de la gauche, à deux mains, à deux, trois ou plusieurs doigts…Il entamait chaque repas en pensant à une chose différente, s’interdisant de revenir deux fois à la même idée. Mais il voyait bien que c’était impossible.

Il eut alors une idée de génie et s’exclama « Eureka ! » La gratuité n’était pas la solution ! Le prix aléatoire, si ! Chaque production devenait unique…Mais à quoi bon puisqu’il ne payait pas ? En bon philosophe, Héraclite réussit à négocier : il serait payé de façon aléatoire pour chaque hamburger dévoré. Et c’est ainsi qu’Héraclite parvint à résoudre la quadrature du cercle devenu carré et que naquit le hamburger toujours le même et toujours différent qu’aurait pu apprécier Verlaine.

Le petit arpent du bon goût

Pensant, mangeant, digérant toujours de nouvelles pensées, Héraclite vécut heureux, ne voyant pas le temps passer puisque jamais il ne s’y replongea. Il est enterré sur un lopin de terre carré, le lopin étant étymologiquement un petit morceau de nourriture, de viande plus particulièrement, avant de devenir un petit morceau de terre sur lequel, à la demande expresse d’Héraclite, pousse de la salade. Une tombe toute simple, car l’occupant immigré ne voulait pas en faire un fromage.