Jafar Panahi, hommage

Jafar Panahi, hommage

28 mai 2025 0 Par Paul Rassat

En hommage à Jafar Panahi, voici deux textes. Même à peine devinée, la torture ne vous quitte plus. Elle fait partie de vous, de vos souvenirs, de votre être. Même si elle n’a pas marqué votre chair, elle demeure un gouffre d’interrogation : comment un être humain peut-il en traiter un autre de cette façon ? Indélébile. Il faut pourtant la dépasser pour vivre avec soi-même et pour reformer une société.

Duzerville

J’y avais pourtant cru, nom de Dieu, au point de pousser une gueulante à me faire péter les poumons. Paf ! dès la sortie, au moment même où je découvrais le monde merveilleux qui verrait tous les événements que j’ai vus moi-même par la suite. Je suis né en Corse, à Corté , à l’époque ville de légionnaires et, paraît-il, de prostituées. Tiens, voilà du boudin, voilà du boudin. Une étude sémantique de ce fameux hymne permettrait vraisemblablement d’en faire ressortir le sens profond reposant sur un rapprochement très étroit de communication et de système de vases justement communicants.

 Corté, ville fière et austère, dominée encore aujourd’hui par une chaîne de montagnes haussant ses pics escarpés de toutes parts, ouverte par une rue principale où semble se réfugier toute l’animation permettant de résister à cet environnement qui forge des gens au caractère aussi trempé que l’acier d’une lame de vendetta, ce couteau corse qui sert désormais à éplucher les légumes et à séparer les pages d’un livre de Jérôme Ferrari.

 Je suis donc né sous le signe protecteur de la Légion Étrangère parce que j’avais décidé de voir le jour par un beau soir de vacances scolaires que mes parents enseignants passaient en Corse d’où ma mère était originaire. Et puis il fallut repartir fissa pour l’Algérie où ils enseignaient. J’y grandis et y retrouvai la Légion devenue moins étrangère car un camp militaire proposait ses activités culturelles à quelques dizaines de mètres de notre logement scolaire. Défilés , maniement d’armes, entraînement au combat dans la journée ; puis vocalises d’un public local retenu malgré la fermeture nocturne à une époque où les heures sup n’étaient pourtant pas défiscalisées. On aimait alors le travail bien fait. Tout ceci dans la bonne humeur d’une enfance ensoleillée ponctuée par quelques explosions et rafales de mitraillettes destinées à donner du sens à une vie sinon trop facile qui éclatait de la joie simple de pousser une jante de bicyclette à l’aide d’un fil de fer, de taper dans un ballon sur un coin de trottoir après l’école et de regarder les plus grands faire fumer les crapauds. Chasser les oiseaux à la glu, au lance pierres (le « tire boulettes »), jouer aux billes en lançant des formules magiques dont j’ai depuis longtemps oublié le sens, « Tarass triangle ! Kix grand qui m’arrête ! » participait de cette insouciance bercée par une violence omniprésente qui épargnait l’innocence volontairement aveugle de l’enfance. Le couvre-feu nous procurait la joie d’être surpris et d’avoir à dormir chez des amis. La guerre était un jeu. Nous assistâmes une nuit à un magnifique spectacle pyrotechnique. Couchés sur le toit de l’école, nous voyions sur la gauche une longue file de jeeps et de camions dont les phares se plantaient dans nos yeux qui s’en détournaient sans cesse pour suivre le ballet ininterrompu des fusées éclairantes et des balles traçantes accompagné de sifflements et d’explosions. C’est que les rebelles du FLN attaquaient un camp de munitions proche du village et que l’armée venait en renfort. Ce fameux camp était gardé une fois par semaine par des réservistes, dont les instituteurs de l’école. C’était l’occasion de voir mon père en uniforme, le fusil à l’épaule, la marmite de civet de lapin préparé par ma mère sous le bras. Les soirées de garde devaient être arrosées car j’appris plus tard, qu’une fois quelques balles partirent d’un mirador, suivies d’autres coups de fusil et de rafales qui valurent aux réservistes les félicitations de l’armée régulière pour avoir repoussé un assaut terroriste ; jusqu’à ce que les spécialistes se rendent compte que toutes les balles avaient été tirées de l’intérieur du camp et qu’il ne pouvait pas y avoir eu d’assaut. L’affaire en resta là. On ne fit plus appel aux réservistes et le civet fut désormais dégusté en famille.

La guerre était un spectacle. Jusqu’au jour où j’aperçus quelques corps recouverts de linges blancs à l’angle d’un champ.

 À cette époque, le temps était suspendu. Chaque année, ma sœur, mon frère et moi offrions une très belle ceinture à notre père, justement pour la fête des pères. Dans l’unique magasin du village capable d’offrir de merveilleux cadeaux, nous achetions pour notre mère un flacon de Soir de Paris, un parfum dont le nom et l’emballage bleu nuit évoquaient des mystères incroyables et des promesses de voyages enivrants. Aux beaux jours, nous pédalions pour jouer dans la poussière du soir qui tombait dans l’odeur des eucalyptus. Le plus grand moment de bonheur fut peut-être le miracle de quelques flocons de neige alors qu’un matin d’hiver nous profitions de la récréation dans la cour de l’école. La légèreté de ces plumes blanches qui fondaient aussitôt qu’on les touchait nous fascinait et nous transformait nous-mêmes en flocons légers et dansants. Au marché de la ville voisine, on mirait les œufs, et chez le coiffeur on se mirait à l’infini grâce à un savant dispositif de miroirs ; sur le cours Bertagna bordé de palmiers, on dégustait des créponnets. La vie était magique, comme les parcs à biches du grand domaine agricole voisin qui offrait en fin d’après-midi le spectacle étonnant des puissants chevaux de trait descendant par une rampe inclinée dans un grand bassin dont ils remontaient de l’autre côté en s’ébrouant d’aise et en faisant scintiller un arc-en-ciel de gouttelettes d’eau.

 Je devais quand même avoir un peu envie de grandir pour ressembler à mon frère et à ma sœur aînés car un soir, alors que mes parents discutaient avec des collègues sous le préau de l’école, je déclarai doctement « Je vais faire mon math ».

 Cette envie secrète fut exhaucée brutalement. C’était l’Indépendance. Nous partions. Nous regagnions la Métropole que je ne connaissais que par les vacances et une année passée en pension dans une ferme des Bauges car nos parents avaient décidé alors qu’il y avait trop de danger sur place. Mon œil ! Une année en amoureux, oui ! Mais je ne regrette pas cette année passée avec la jument, les vaches et le cochon qui vivaient dans l’étable, juste derrière une porte du salon-salle à manger-cuisine , l’œuf gobé tout chaud, les pieds sur la porte abaissée de la cuisinière en hiver au retour de l’école, la moisson, les foins, et le jour où on a tué le cochon. C’était chez le forgeron , et puis une grande partie du village était venue manger à la maison. Les enfants n’étaient pas allés à l’école. Nous avions passé la journée à jouer et à regarder de tous nos yeux préparer la charcuterie.

Indépendance. Il fallut quitter le pays magique de l’enfance. Cet exode définitif ressemblait à un départ en vacances, si ce n’est qu’il fallut trouver un mode de transport. Les « Français » quittaient tous l’Algérie en même temps. Les bateaux et les avions étaient bookés, surbookés et sursaturés. Nous échouâmes dans le contingent très élastique du père Avril dont la colonie de vacances embarquait pour l’été. Cette fameuse colonie, retour d’une ex colonie , dut bien compter plusieurs centaines de personnes qui s’entassèrent sur le bateau. Le petit dernier que j’étais fermait la file familiale et je ne me rendis même pas compte qu’on retirait la passerelle juste après le passage de ma mère qui sut manifester de manière corse et convaincante son attachement à son dernier rejeton. Cet attachement se manifesta si souvent que je ne montrai aucune émotion, bien plus tard, quand elle me révéla que ma conception était un coup du destin car mes parents pensaient que deux enfants, un garçon et une fille, suffisaient à leur bonheur et à leur emploi du temps.

Nous fûmes donc réunis tous les cinq à fond de cale. Des chaises longues nous permettaient de dormir quand, épuisés, nous cédions à un sommeil compromis par le tangage, le roulis, les odeurs de vomi et les vagues d’une tempête qui, régulièrement, passaient par-dessus le bateau et venaient arroser la cale dont les immenses volets métalliques demeuraient entrouverts afin d’apporter de l’air frais aux clandestins que nous étions. Pas cinq, mais six. Nous avions récupéré peu avant le départ un magnifique berger allemand dont des amis voulaient se débarrasser car il avait été pris dans les barbelés électrifiés d’un camp militaire. Son cou blessé était ouvert en plusieurs endroits et il fallut continuer à le soigner pendant notre épopée maritime.

Nous laissions derrière nous notre enfance, nos jouets, notre clown « Pamparigoustin » des souvenirs encore aujourd’hui ensoleillés, animés, colorés. Les kémias au bistrot de Novel après les parties de boules, rougets grillés ou « haricots de mer », les fougasses et les merguez, des vraies, à la moindre fête, les films au foyer rural, avec la découverte de Charlot, mais surtout de Buster Keaton qui disait (c’était écrit sur l’écran) « Je conduirai moi-même », demeurée pour moi la plus belle réplique du cinéma.

La France ne nous ouvrit pas vraiment les bras pour nous accueillir ; un œil seulement, qu’elle referma assez vite, nous laissant nous débrouiller.

J’emportais avec moi le souvenir terrible du professeur de musique, monsieur Bousquet, qui venait officier à l’école une fois par semaine. L’estrade le grandissait encore. Il tirait de sa poche un immense mouchoir qu’il brandissait d’une main et dans lequel il enfournait son nez et l’abondante pilosité qui l’ornait pour se moucher énergiquement et, toujours d’une seule main, il repliait son mouchoir qu’il faisait disparaître dans sa poche.

Quand on avait vu ça, on avait tout vu et on pouvait affronter toutes les menaces de la métropole, l’hiver à moins treize degrés, la mauvaise note en rédaction pour la description d’une saison inconnue du professeur et les dimanches à tourner en famille et en voiture dans les environs à se demander ce que pouvaient bien faire les autres.

Le baby-foot et le flipper remplacèrent les jeux d’enfant et une autre page se tourna quand, l’année suivante, une fin d’après-midi de novembre, j’allumai l’instrument magique et tout nouveau que constituait l’appareil de télévision en noir et blanc. J’appris avant le reste de la famille que le président Kennedy venait d’être assassiné.

 Le civet de lapin était entré dans la légende familiale. Nous avions quitté les kémias. Débutait l’ère du saumon fumé acheté chez le traiteur. Il n’était pas encore d’élevage et de grande surface mais le temps de l’enfance était passé.

Entretien avec un tortionnaire

— Torturer, est-ce un plaisir pour vous ?

— Pas du tout ! Vous imaginez qu’on peut prendre plaisir à mettre quelqu’un sous tension ? Quand j’utilise la gégène, je suis moi-même sous tension nerveuse extrême. Je dois d’ailleurs vous avouer que je suis partisan des moyens traditionnels, la gégène, l’immersion dans l’eau ou un autre liquide, les coups. On voit ce qu’on fait, on paie de sa personne, on assure le sévice. La torture psychologique…j’y crois pas. Y’a des gens qui n’ont aucune psychologie, alors comment voulez-vous les torturer ? Et puis, c’est comme l’orthographe qui est liée à l’histoire de la langue. Utiliser tel ou tel moyen de torture, c’est s’inscrire différemment dans l’Histoire, avec une majuscule, monsieur !

— Et supprimer la torture ne serait pas une manière plus noble de s’inscrire dans l’Histoire ?

— Non, monsieur, ce serait l’arrêt de celle-ci. Le tortionnaire est indispensable à l’Histoire et à la Vérité, comme l’oxygène à la vie et la sardine à l’huile. Et puis, en torturant les corps, on évite aux gens d’avoir à se torturer l’esprit. Nous les délivrons, nous sommes des bienfaiteurs de l’Humanité, monsieur. Voulez-vous essayer ?

— Non merci. Je dois vous quitter , j’ai justement un autre rendez-vous avec un psy…avec…au revoir monsieur…au revoir.