« Jours de sable » et « Taxi ! » par Aimée de Jongh

« Jours de sable » et « Taxi ! » par Aimée de Jongh

5 septembre 2021 Non Par Paul Rassat

Rencontre avec Aimée de Jongh venue dédicacer « Jours de sable » chez BD Fugue Annecy. Pendant la conversation, une surprise, la parution en français de « Taxi ». Talpa avait déjà écrit une critique du premier titre. La rencontre avec l’auteure permet d’aller plus loin.

La genèse de « Jours de Sable »

Aimée, comment est née l’idée de cet album ?

Il y a cinq ans environ, j’ai vu une photo d’époque sur Internet. Il s’agissait du Dust Bowl, que je ne connaissais pas du tout. La photo en question était une grande tempête de sable et de terre, de petites maisons. J’ai été intéressée et fascinée. Les recherches que j’ai effectuées ensuite ont montré qu’il n’existe pas de photos en couleurs du Dust Bowl. Dans les années 30, on n’avait que le noir et blanc. On a cependant des descriptions écrites qui précisent les couleurs de la terre, des tempêtes. J’ai donc eu l’idée de faire une BD en couleur du Dust Bowl parce je pense que c’est la première fois qu’on représente la région, les tempêtes avec de la couleur.

Cette curiosité qui permet d’établir des liens

Cette photo que vous avez vue, des milliers de gens l’ont vue aussi et n’en ont pas fait un album. Quelque chose vous intéressait déjà qu’on retrouve dans ce sujet.

Pendant mes recherches, j’ai noté beaucoup de parallèles entre le Dust Bowl, les années 30 et aujourd’hui. Le COVID nous oblige à porter des masques. Les habitants du Dust Bowl portaient des masques pour se protéger de la poussière. C’était un désastre écologique provenant des activités humaines. Les fermiers qui labouraient la terre étaient conscients de cette situation.

La conscience, de soi, du monde

Vous relevez que pour se nourrir, l’Homme détruit justement ce qui le nourrit. Vous êtes écologiste ?

Pas du tout. J’ai 32 ans. Je pense que tout le monde peut voir et se rendre compte du problème que nous vivons.

Il suffit d’être attentif et conscient.

C’est ça.

Est-ce que le fait de vivre aux Pays Bas vous rend tout de même particulièrement sensible ?

Effectivement, il y a eu beaucoup d’inondations liées au réchauffement climatique pendant cet été. Beaucoup de maisons ont été détruites par l’eau de mer ou bien des rivières. Je crains que ce type de désastre se produise régulièrement désormais. Le Dust Bowl a peut-être vécu la première confrontation d’ampleur entre les humains et la nature à l’époque contemporaine.

Le véritable déclic

Vous montrez le côté historique. Les photos d’époque font reportage. Mais en plus vous réfléchissez au sens de la photographie. Est-ce qu’elle est vraie, honnête ? Pourquoi avez-vous cette réflexion ?

C’est une démarche très personnelle. En 2017 j’ai réalisé un reportage, comme journaliste, sur les camps de réfugiés en Grèce. Pour un journal néerlandais, j’ai fait des dessins. La vidéo et la photo étaient interdites. Dans les camps. La police grecque y veillait. Moi, j’ai pu entrer avec mon matériel, j’ai pu dessiner ouvertement, faire des interviews avec des réfugiés de Syrie, d’Afghanistan, d’Irak. Je suis passée des portraits à une BD de reportage. Les sept jours passés là-bas ont été très « lourds » pour moi à cause des conditions de vie inhumaines. En réalisant mes dessins, j’éprouvais toujours le sentiment qu’ils n’étaient pas complets.   

L’exigence liée à l’empathie 

L’image est limitée par ma technique Une photo de scène de guerre ne peut pas vraiment montrer la réalité, elle non plus. Il y a toujours les limites des lignes, des couleurs, du cadrage. J’avais du mal à envoyer mes pages au journal parce que je considérais que mon travail était toujours incomplet.

Est-il possible de restituer la réalité ?

Dans votre livre, vous dites aussi que la photographie est de la mise en scène. On ne peut pas montrer le hors-champ. Vous êtes très exigeante ?

Le passage dans ce camp de réfugiés a eu une grande influence sur mon travail, sur ses limites, sur les limites de l’image en général.

Au fond, à travers ce livre, c’est à votre propre travail que vous réfléchissez. Vos pistes de travail s’en trouvent réduites ou bien enrichies ?

J’aurais pu y perdre mes forces, mon énergie mais cette réflexion me permet de traiter une histoire comme celle-ci. Je dois parfois dépasser la notion de limites.

Être vrai, sincère. Être soi pour toucher les autres

Jours de sable ne ressemble pas à vos livres précédents. Comment choisissez-vous vos sujets ?

Je cherchais. Maintenant je sais ce que je veux. Je veux traiter des sujets qui me touchent, dans lesquels je me retrouve complètement. Des sujets qui sont nécessaires pour moi. L’aspect politique, activiste ou autre importe peu.

Beaucoup d’artistes disent que c’est en étant véritablement eux-mêmes qu’ils touchent le plus grand nombre de gens.

Un projet très personnel est aussi très général parce que les gens partagent les mêmes idées, les mêmes doutes. En traitant un sujet personnel, on est vrai et honnête. Les lecteurs le ressentent.

L’artiste prend et restitue. Mieux si possible

Certaines théories disent que la photographie, le dessin prennent quelque chose de la personne représentée. Si c’est vrai, il faut essayer de le rendre, de mettre en valeur ce quelque chose.

C’est la première fois que j’entends ça. Je n’y ai pas réfléchi mais c’est très intéressant. La photo de Florence Owens Thomson prise par Dorothea Lange en 1936 est significative. À première vue, elle est vraie, naturelle. Elle montre l’esprit, l’âme de cette femme. En réalité la photographe a donné des instructions au modèle. Regarder là-bas, changer ceci ou cela…

Doser réalité et fiction

Pour vous, c’est plus facile. Pas besoin de manipuler vos personnages, vous les créez totalement. On revient au fond à la notion de sincérité et d’honnêteté que nous avons déjà évoquées. Pour vous, le déclencheur a été ce séjour en Grèce dans un camp de réfugiés.

J’ai fait des lectures dans des lycées…[ La porte du bureau s’ouvre et Vincent, qui nous reçoit chez BD Fugue / Annecy, donne à Aimée un exemplaire de son dernier livre. Il vient d’être édité en français, Aimée le découvre à l’instant]. Un étudiant m’a demandé si je pourrais encore faire un livre entièrement de fiction. Je sais que ce n’est plus possible. Je partirai toujours de faits réels, même si j’ajoute une part de fiction.

TAXI ! Travail autobiographique

Ce dernier livre, TAXI ! est tiré de mon expérience. Il est autobiographique. Il date de 2019 mais vient d’être traduit en français. Je parle de mes voyages en taxi aux USA, en France, en Indonésie. De la banquette arrière, je vois les villes, les paysages…et le conducteur du taxi. Il y a les conversations avec les conducteurs. Je parle aussi de moi, de la mort de mon père, de ma famille. Il est très facile d’être très ouvert avec un chauffeur de taxi parce qu’on ne le rencontre qu’une fois. Il n’y a pas de suite à craindre, comme si c’était une petite thérapie.

Ce que le monde nous apprend de nous

Même les questions que vous posez dans Jours de sable sont une forme de thérapie. La réputation des chauffeurs de taxi français n’est pas fameuse. Vous confirmez ?

Je me souviens d’une course dans Paris. Le contexte est très agressif parce que la circulation est saturée mais j’en garde un souvenir très drôle. Nous sommes passés devant le bureau de Charlie Hebdo, devant le Bataclan et le chauffeur m’a dit « Maintenant, c’est très difficile d’être musulman à Paris. » Je pensais qu’il faisait allusion aux suites des attaques terroristes. Il m’a répondu « Non, c’est le ramadan maintenant. Je vois les croissants, les gâteaux, c’est très dur de ne pas pouvoir manger ! » Ces échanges disent quelque chose des conducteurs mais aussi de mes préjugés, de mes idées toutes faites.

L’ambivalence de l’image

Notre monde est ainsi fait. Nous avons besoin d’images pour fixer notre attention et notre intérêt. Quelques unes parmi bien d’autres. L’homme seul face aux chars de la place Tien an Men. La fillette au napalm du Vietnam. L’Afghane aux yeux verts. Le cadavre d’enfant sur une plage. L’enfant guetté par le rapace…Aimée de Jongh, elle, veille à ce que son dessin ne réduise pas la réalité. Il l’ouvre et l’approfondit.