La crise est bien française, ouf !

La crise est bien française, ouf !

12 décembre 2024 0 Par Paul Rassat

Pour un Français, aller voir La crise au théâtre de Carouge peut sembler pour le moins ambigu. S’y mêleraient peut-être une part de masochisme pour le spectateur, de provocation de la part d’un théâtre suisse, installé dans un pays prospère, pépère et neutre. Mais la pièce est écrite par Coline Serreau, tirée de son film bien français lui aussi, elle est mise en scène par Jean Liermier, directeur français du théâtre de Carouge. Ouf de nouveau ! ( Photos Carole©Parodi)

La crise à Carouge jusqu’au  22 décembre 2024 et à suivre ensuite à Renens, à Fribourg et ailleurs.

La crise

À propos du mot crise, Alain Rey écrivait en 2002 : «  En latin et en français, crisis, crise, est un mot de médecine : la crise est le moment où la maladie tourne, bien ou mal, où son évolution décide du sort du patient. C’est, si l’on veut, une explosion de symptômes : le mal se démasque et montre son jeu. » En 2002, il était question de crise boursière. La pièce de Coline Serreau , elle, fait le tour de presque toutes les crises possibles et les fond dans un terme générique, La crise. Crise conjugale familiale, générationnelle, politique, sociale, des valeurs, économiques, racisme, maladie, crise de l’autre, crise de soi, charge mentale des femmes.  La surabondance de crise tourne au comique et nous emporte.

Complicité

Le propos, les dialogues, les situations ne semblent rien apporter d’original. On y relève des clichés, des préjugés, des raccourcis, des biais cognitifs ; mais c’est qu’il s’agit de nous. Nous nous y reconnaissons, alors notre rire (un peu jaune parfois) devient complice. Nous nous moquons de nous-mêmes. La mise en scène de Jean Liermier, comme d’habitude, est au couteau. Elle donne l’impression que le metteur en scène est à l’intérieur du texte et des personnages. Tout est merveilleusement relié : tempo, gestes, regards, hésitations, costumes. Bruits, musique, hors champ servent chirurgicalement la représentation.

Hors temps

Nous avons l’impression de suivre, à chaque petite scène, un dessin de Claire Bretécher. Dessin devenu animé, ou bien BD. La dimension caricaturale va droit au but, s’allège de tout détail inutile. Le décor défile comme une bande dessinée dont on tournerait les pages, nous emporte comme un film. Dessiné en trompe l’œil, il respecte cette distanciation qui permet à chacun de s’y retrouver. Chaque personnage est enfermé dans son monde, dans sa crise personnelle. À ce jeu-là, l’amour est frottements ridicules entre deux corps. Chacun est prisonnier de ses intérêts, des problèmes qu’ils créent et les pense plus importants que tout. «  Tout le monde pense à soi. Y’a que moi qui pense à moi ! » La crise ainsi envisagée est d’autant plus intemporelle que les costumes, certains éléments de décor, certaines références renvoient aux années 60, aux années 80 ; et d’autres sont contemporains.

La crise sur le gâteau

«  Le peuple, on est bien obligé d’en tenir compte. Le peuple ça vote, malheureusement. » déclare un député souhaitant se faire réélire. Le recours à un regard naïf, comme le Candide de Voltaire, ou les Persans de Montesquieu a toujours des vertus révélatrices et dénonciatrices. C’est ici Michou qui tient ce rôle, un peu comme Villeret dans Le dîner de cons.  »  C’est les mecs de Saint Denis qui se poussent pour faire de la place aux étrangers, et ils doivent garder le sourire. C’est pas les mecs de Neuilly qui se poussent. » Michou revendique son racisme envers les arabes, sauf pour sa belle-sœur, ses voisins, ceux de l’immeuble… chaque personnage est enfermé dans sa solitude intellectuelle, affective, sociale. C’est du Nadine Morano à l’envers !

À l’envers

L’époque est à la peur qu’on nous «  la fasse à l’envers ». La pièce de Coline Serreau nous la fait ironiquement à l’envers : elle nous remet à l’endroit. Un bonheur ! Les véritables personnages  sont en fin de compte ces valeurs auxquelles se réfèrent nos zélus zé responsables. Devenues des éléments de langage au fil du temps, elles sont ici incarnées et nous touchent profondément : l’amour, la solidarité, la générosité, l’intérêt pour l’autre, la relation véritable.

«  Sept cent millions de chinois
Et moi, et moi, et moi
Avec ma vie, mon petit chez-moi
Mon mal de tête, mon point au foie » chantait Dutronc ( Jacques)