La cuisine de la langue et au-delà

La cuisine de la langue et au-delà

22 août 2022 Non Par Paul Rassat

Venir

Les cuisiniers se présentent comme des donneurs de plaisir. Ils affirment qu’ils donnent du plaisir. Mais pourquoi venir dans des établissements spécialisés pour éprouver le plaisir de la nourriture dans la mesure où l’on peut aussi le satisfaire chez soi ? Pourquoi avoir recours à des professionnels de la cuisine ? Chez elles ou eux, le plaisir serait plus intense. Différent car coupé du quotidien, donc accru.

En venir au verbe venir 

Vous aurez remarqué que les chefs ou les candidats d’un concours comme Top Chef ne cessent d’employer le verbe venir. «  Je viens mettre ma sauce…Je viens assaisonner…Je viens disposer la salade… » Ce Je viens répété à l’envi semble tout droit traduit de l’anglais et semble exprimer une explosion, un orgasme permanent. «  Je viens ! » Je jouis à flux tendu car l’orgasme se doit d’être continu. Il est d’ailleurs entretenu par la pornfood. L’orgasme est plus intense dans les maisons spécialisées.

À flux tendu 

Cette jouissance permanente laisse-t-elle encore place à la surprise ? Surprendre, c’est cueillir, attraper, capturer, cueillir par surprise. Comment peut-on être cueilli par surprise quand le mouvement est continu ? Sauf en amour, peut-être. «  Je vais et je viens » chantait Gainsbourg qui s’y connaissait en cuisine. «  Je vais et je viens dans ma sauce, mon assaisonnement, ma salade… » La cuisine est amour.

Petit traité romanesque de cuisine Marie Rouanet ( extraits) 

« …je résumerais l’amour courtois en une phrase : porter la relation amoureuse à sa fragile incandescence en utilisant toutes les ressources, non seulement des autres sens, mais de l’être tout entier, de son intelligence, de sa mémoire, de son savoir….La cuisine courtoise, elle, porte le goût à son point culminant…Sont rassasiés un bref moment, comblés, l’estomac, le palais, l’esprit, l’œil, le cœur et l’enfance…Renouvelés de saison en saison, de semaine en semaine, enrichis à chaque fois de circonstances particulières, et même de leur propre renouvellement, les plaisirs de la nourriture sont presque infinis, tant ils présentent d’aspects imprévus – avec le même plat pourtant. Une fois on a une faim plus vive, une autre fois un ami précieux, une autre fois une saison, un environnement nouveaux. On peut aller ainsi d’émerveillement en émerveillement…  

Est-il besoin seulement d’expliquer qu’aucun baiser n’a le même goût pour peu que participe l’homme total ? »…le bonheur et le plaisir de la cuisine sont, comme l’amour, l’aboutissement d’une multitude de sentis délicats, imbriqués les uns dans les autres, pesant leur poids dans le plaisir, indépendants de lui, mais révélés par lui, à la fois supports et finalités…

ET N’OUBLIEZ PAS…

…tout ce vers quoi vous poussera la curiosité, l’invention, les aventures, le désir de nourrir votre chair d’un monde succulent, et votre âme de l’âme des choses. »

La cuisine de la langue 

La langue nous cuisine autant que nous la cuisinons. Elle nous apprête à sa sauce.

La sauce épaisse du concret 

Alors que la notion de concept ou l’expression « l’idée c’est de… » envahissent la communication, la langue devient de plus en plus concrète. Les êtres hors sol que nous sommes ont besoin de repères spatiaux, géographiques.

Sur, dans 

On est de plus en plus sur ou dans. Parfois les deux ensemble. À propos des incendies de cet été 2022, le porte-parole de la gendarmerie nationale «  Globalement on est sur un sujet aujourd’hui on doit avoir une politique ambitieuse. » «  On est sur une société qui est beaucoup sur soi-même. » « Globalement on est effectivement aujourd’hui dans un épuisement physique. » Il semblerait que nous ayons tellement besoin de repères que le reste des phrases pourrait être supprimé : répétitions, mots creux, globalités…

Choqué, dégoûté, impacté  

Même nos émotions et nos sentiments s’expriment concrètement. Je ne suis plus surpris, révolté, abasourdi, horrifié, contrarié mais choqué. Déception, révolte…se traduisent Je suis dégoûté. Impacter dit aussi bien un choc physique que moral, émotionnel. Le concret nous envahit et nous avons besoin de lui pour avoir l’impression d’exister.

Embrayeurs, déictiques. 

Talpa ne fera pas de distinction entre ces deux termes. Disons que les déictiques traduisent la présence d’un énonciateur dans un discours. Ici, là sont des déictiques spatiaux. Ils indiquent un lieu relié à l’endroit où se trouve la personne qui parle. Hier est un déictique temporel. Il implique un aujourd’hui, moment où s’exprime le locuteur. Les pronoms personnels, possessifs, démonstratifs sont des déictiques. Un je implique un tu. La tendance à prolonger nombre de mots d’un – relève de ce processus. Cette ville – , ce moment – , cette voiture – , cette course-…Ce – , à la fois spatial et démonstratif, inutile pour le sens, ne sert qu’à signifier la présence de la personne qui parle et qui pourrait avoir peur, sinon, de ne pas exister. Cette voiture – , c’est celle que je vois !

Face à, du coup 

On retrouve ce même besoin d’exister avec face à, qui sous – entend un face à face, donc d’être vu. Du coup, on existe concrètement.

Relation, rapport 

Notre relation au monde devient un rapport. Notons que le mot relation signifie aussi récit. Mais puisque nos récits nous sont donnés par les médias, nous ne les produisons plus nous-mêmes. Sinon a minima par ces fameux déictiques qui traduisent notre présence. Même nos relations sexuelles deviennent des rapports. Nous vivons de rapports qui traduisent une estimation de grandeur, d’efficacité, de satisfaction. La dimension humaine en disparaît.

Établissements spécialisés 

À propos de prostitution, Alain Rey écrit dans À mots découverts « Cette activité est souvent appelée « le plus vieux métier du monde », ce qui est provocateur, car il semble que l’agriculture et l’artisanat étaient un peu plus nécessaires à la survie de l’espèce… Prostitution vient du latin pro statuere, «  placer devant, exposer aux regards » et qui s’est appliqué aux marchandises à vendre. » Alain Rey souligne que le simple fait de s’exposer est de la prostitution. Répondons aussi que l’artisanat et l’agriculture ont sans doute été des activités avant d’être des métiers qui impliquent une spécialisation. Tout métier est prostitution dans la mesure où il se coupe de la vie elle-même pour se spécialiser et se vendre en se mettant en avant par la communication, la publicité.

Consommation

Tout devient produit et n’a pour justification que d’être consommé. Comme on consomme un mariage ou un plat. Et comme nous nous consumons en consommant