La poésie d’après Pierre Davy : « Evondine »

La poésie d’après Pierre Davy : « Evondine »

21 juillet 2021 Non Par Paul Rassat

Il y a quelques années Pierre Davy, auteur du très jubilatoire L’écho des cavernes ou comment l’homme de cro-magnon a inventé la grammaire m’avait envoyé un texte inédit. Il y est question de la poésie. Une sorte d’écho poétique et féministe à L’écho des cavernes. Le voici. Il met en scène une femme, un chaman, les mystères de la nature. Il y est question de l’utilité du langage. J’y suis sensible car beaucoup de conversations, au fil des rencontres, tendent à m’interroger sur l’utilité immédiate de ce que nous vivons et échangeons.

Evondine

Assise à l’extrémité de la plateforme de bois qui supportait le village lacustre, Evondine se laissait aller à sa rêverie. Car, six mille ans avant notre ère, les jeunes filles savaient rêver. La pleine lune se levait et dessinait sur la surface du lac un long trait de lumière qu’Evondine recevait comme un message à elle seule adressé.

En fait, elle ne rêvait pas, elle réfléchissait. En effet, en ces temps lointains, les jeunes filles étaient déjà aptes à réfléchir. Elle pensait à cet ancêtre, perdu dans les millénaires qui, du fond de sa caverne, avait inventé le langage. Elle le vénérait comme une divinité. Evondine aimait parler, entendre parler. Elle avait soif de conversation. Elle aurait voulu…

— Qu’est ce que tu fais ici, ma fille ?

Elle ne se retourna pas. Elle avait reconnu la voix cassée du vieux chaman. Elle n’aimait pas ce bonhomme autoritaire qui, de manière occulte, entendait « les esprits » et savait leur parler.
Dans un craquement de ses vieilles jointures, il s’accroupit à côté d’elle.

— Evondine, tu sais que la pleine lune est néfaste aux jeunes filles et que les esprits mauvais …
— Je le sais, Chaman. Mais ce n’est pas à cela que je pense.
— Penser, penser ! Je me demande si cela est bien décent. Bon, enfin, à quoi penses- tu ?
— Chaman, si nous sommes différents des animaux, c’est que nous possédons le langage ?
— C’est possible.  Admettons. Et alors ?
— A quoi sert le langage ?
— Eh bien, il sert à dire, à raconter, parfois à expliquer, rarement à commenter ou à argumenter. Et surtout pas à contredire, ce serait très dangereux.
— Donc, selon vous, le langage est un outil.
— Absolument. Tu lui vois une autre utilité ?
— Oui. Je voudrais qu’il soit un art.

Le chaman se releva dans un nouveau craquement d’os.

— Un art ! Je vois ce que tu veux dire. Comme l’Homo-Stylet qui dessine n’importe quoi sur du bois ou sur des os. Comme Flutabek qui dans ses roseaux percés de trous, essaie d’imiter le chant des oiseaux.
— Oui, Chaman. Un art et aussi un plaisir. Regardez bien mes yeux. Que pouvez-vous en dire ?
— Ils sont bleus.
— Non, Chaman. Ils sont les perles pures qui font pâlir l’azur.
— Je ne comprends pas.
— Bien sûr, vous ne comprenez pas. Et dans des millénaires on ne comprendra toujours pas ce qu’est la poésie.
— La poésie ?
— Oui, Chaman. Un esprit qui ne vous parle pas et auquel vous ne savez pas parler.
— Et pourquoi cet esprit m’échapperait-il ?
— Parce que vous n’êtes pas une femme.

Le vieux sorcier se laissa choir de nouveau sur le bois de la plateforme lacustre. Il avait le souffle court.

— Si je comprends bien, Evondine, tu veux faire dire aux mots ce qu’ils ne signifient pas vraiment. C’est ça la …comment dis-tu ?
— La poésie. Oui, Chaman, je voudrais utiliser les mots comme la terre glaise avec laquelle on fait les poteries.
— Bon. Va encore pour tes yeux. Mais que dirais-tu de la lune, par exemple. Hein ?
— Je dirais : la lune est l’œil de la nuit qui regarde mon âme.

Cette fois le vieil homme se leva pour de bon.

— Par tous les esprits. Demain, je réunis le Conseil des sages, et nous allons interdire la poésie. Tu entends, interdire la poésie.

Il s’éloigna en claudiquant, car son col du fémur droit le faisait souffrir.
Evondine regarda la pleine lune en face. Elle seule savait que la lune pouvait sourire.