La tradition vivante

La tradition vivante

18 février 2025 0 Par Paul Rassat

Pour beaucoup la tradition est un poids parce qu’ils ne savent pas la faire vivre et la transmettre. Au Gay Séjour, tout près de l’Abbaye de Tamié, Bernard Gay fait pétiller cette tradition culinaire pour qu’elle ravisse les papilles et le cœur.

Conversation avec Bernard Gay

 «  Le Gay séjour » parce que Gay est votre nom de famille. Mais « Mistral Gourmand » ?

Parce que mon épouse vient du pays de Vacqueyras, Gigondas. Nous avons voulu ajouter une note provençale aux montagnes.

La cuisine connaît beaucoup de révolutions, souvent. Votre ligne de conduite est assez traditionnelle, vous y êtes fidèle.

Depuis toujours. J’ai commencé à dix / douze ans avec ma grand-mère. Elle m’a appris la bonne cuisine de famille. Mon arrière-grand-mère et elle se déplaçaient dans les fermes pour faire les repas de famille, fiançailles, mariages…Elles arrivaient la veille avec le moule à biscuit de Savoie sous le bras et faisaient à manger. La nuit, elles dormaient à la grange aussi souvent que dans une chambre. J’ai appris à cuisiner avec ma grand-mère et j’ai fait mon apprentissage en 71. À l’époque les bases de cuisine étaient très traditionnelles. J’ai conservé cette façon de faire parce qu’elle me convenait, et elle plaît bien aux clients.

Vous avez donc une clientèle fidèle ?

Des habitués à 85%. J’ai fait des noces d’or, c’est ma grand-mère qui avait fait le repas de mariage ! Parmi nos habitués, il y a des dames auxquelles j’ai fait la communion et qui viennent maintenant faire le baptême de la petite fille.

On évoque la dimension personnelle et psychologique, celle du souvenir, de la fidélité. Mais dans la nourriture elle-même, que retrouvent les gens ?

Le vrai goût du produit. Je travaille au maximum avec des producteurs locaux. D’abord parce que ça me plaît bien et parce que j’adore mettre un visage sur le produit. Je connais bien, par exemple, le couple qui gère la pisciculture de Marlens, qui est toute proche. Ça change tout ! Ils m’expliquent ce qu’ils donnent à manger à leurs poissons, pourquoi ils ont ouvert tous les bassins d’élevage pour qu’ils perdent de la graisse… Je vais chercher mes féras chez Emmanuel Clerc à Sévrier. Le voisin a des chèvres, il nous fait de la tomme. Tamié nous fait du beurre et le fromage, bien sûr. Je suis très attaché à ces liens avec mes produits et mes producteurs.

Quant à mes bases de cuisine, elles sont traditionnelles.

Vous faites ce que beaucoup appellent « respecter le produit. »

Oui, depuis la base. Je fais aussi attention à ne pas le dénaturer en ajoutant des épices, de la mousse ou du jus… J’achète des poissons entiers, avec les arêtes je fais du fumet qui devient une bonne sauce. On m’en félicite, mais c’est tout facile !

Vous vous enquiquinez à tout faire !

Je ne m’enquiquine pas, ça me plaît. En saison, je fais du pigeon. Je les désosse, ce qui me permets de faire du jus…Un jus de pigeon qui est fait avec une garniture aromatique, qui est bien rissolé, vous y ajoutez une cuillérée à café de porto et vous avez quelque chose de superbe ! Qui ne couvre pas du tout le goût du pigeon. Pour tout, je pratique comme ça !

Est-ce l’influence de son épouse provençale ? la voix de Bernard Gay chante d’émotion.

À entendre votre voix et l’évocation de votre cuisine, on se dit que celle-ci doit avoir quelque chose de réconfortant.

Bien sûr ! D’abord je me réconforte, moi le premier en faisant bien plaisir. Il est vrai que notre clientèle est un peu âgée, mais elle comprend quelques jeunes qui apprécient ce style de cuisine traditionnelle avec de la sauce qui a du goût, avec des légumes achetés au marché d’Annecy.

Et je spécifie bien à mon menu enfant : «  Pas de frites ». Un plat garni au choix, un poisson ou une viande, pas de bifteck haché,  des légumes, des pâtes ou une purée, suivis d’une glace maison. Et de temps en temps, la maman me dit : «  Je ne comprends pas, il a tout mangé. »

(Photos : cœur de Saint-Jacques, risotto de crozets, truite et réduction de mondeuse)

Aux produits locaux, vous ajoutez des Saint-Jacques, par exemple, mais vous restez dans la tradition.

Très, très traditionnel. Pour le foie gras, je me fournis dans le sud ouest. Les coquilles Saint-Jacques, on est obligés d’y passer. Le caviar d’Aquitaine va bien avec la Saint-Jacques poêlée au beurre de Tamié. Ça ne peut être que bon.

La voix de Bernard Gay transmet à merveille les notes d’une gourmandise simple, naturelle.

Il faut expliquer clairement le plat, éviter de mettre des noms qui ne tiennent pas debout. La purée, c’est de la purée, avec le safran du bout du lac. C’est pas de l’émulsion de pomme de terre enrichie au … Il faut rester simple. Avec le produit, tac, ça compose, hop, voilà !

Quel est le plat qui vous rend le plus heureux ?

Le poisson du lac à l’oseille de mon jardin. Ce sont des plants de mon arrière-grand-mère, qui tenait un bistrot aux Combes, en haut. La recette est très particulière, elle me vient aussi de mon arrière-grand-mère et n’apparaît que dans le livre de cuisine de Brillat-Savarin, de 1800 et quelque chose.

Il arrive que les plats les plus révolutionnaires soient les plus anciens.

Souvent. Les grands chefs n’inventent rien. On fait aujourd’hui tout un cinéma avec la cuisson lente. La grand-mère partait faire les foins, elle mettait la cocotte dans le fourneau, deux morceaux de bois, quand elle arrivait elle grattait , en remettait parce qu’il ne fallait pas que ça s’éteigne, et le bourguignon était moelleux ! La cuisson lente, elle était faite !

La tradition, c’est le fait de transmettre. Pour certains ce qui a été transmis se fige, devient du passé mort. Vous, vous maintenez la tradition vivante.

J’ai d’autres recettes de mon arrière-grand-mère, comme celle des pormoniers.

Bernard Gay et son épouse, l’âge venant,  vont bientôt arrêter leur activité. Ce fut un réel plaisir de rencontrer celui qui a passé sa vie à transmettre, à donner le vrai goût des choses.