La vie d’adulte

La vie d’adulte

31 octobre 2022 Non Par Paul Rassat

Rencontre chez BD Fugue Annecy avec Eloisa Scichilone et Mauro Gandini pour parler de La vie d’adulte réalisé avec Sophie Adriansen. Une conversation qui mêle le français à la musique de la langue italienne. Qui mêle aussi les voix d’ Eloisa et de Mauro que départage parfois le fameux accord du participe passé. La vie d’adulte se vit un peu comme une envolée grâce à la légèreté évocatrice du dessin et à l’arborescence contagieuse qui anime le personnage central (mais pas forcément principal) Marina.

Se libérer des contraintes

Des rencontres, une forme d’ouverture émotionnelle, intellectuelle ? Est-ce que ça donne un aperçu  de l’esprit de ce livre ? Mais une question particulière : Vincent est-il dessiné dans le livre ?

Oui, deux fois. On a dessiné Vincent, Gaëlle et le chat. Ainsi que Sophie.

Le dessin est remarquable. On peut ajouter qu’il n’y a pas de cases fermées, ni pagination.

Nous avons décidé de ne pas numéroter les pages un mois avant l’impression. Ça donne une ouverture. Chaque signe a un sens, numéroter les pages aurait arrêté la fluidité du regard. Nous venons tous les deux de l’illustration et débutons dans la BD. C’est pourquoi nous sommes encore timides. Nous raisonnons comme des illustrateurs et percevons les cases comme une contrainte. Surtout pour ce type de récit qui a besoin d’espace. Ce choix s’imposait pour représenter l’aventure et aussi l’émotion qu’un cadre aurait limitée.

Liberté laissée au lecteur

La qualité du dessin relève parfois du croquis. Ce côté un peu inachevé laisse au lecteur la liberté de compléter la lecture.

C’est effectivement un choix. Il n’est pas facile pour moi (elle) de faire une scène croquée, sous forme d’esquisse. Normalement je suis plus précise quand je passe du story board au travail final. Pour ce livre, en revanche, je voulais une progression qui fasse croître l’émotion. Je me suis rendu compte qu’en cours de route le dessin faisait évoluer les personnages. Parfois le dessin était plus soigné, parfois plus désordonné…

Comme Marina, votre héroïne, vous étiez vous-mêmes à la recherche de la liberté.

C’est pour ça qu’elle change beaucoup à l’intérieur de la narration. Cette expérience a été incroyable.

Construire ensemble pour exister

Vous vous êtes retrouvés dans l’histoire.

Celle-ci est même autobiographique pour Sophie, la scénariste. Mais elle nous a cependant proposé une idée à construire ensemble, à trois. Nous avons apporté beaucoup d’idées pour les personnages, pour les ambiances, les caractères, pour la langue.

Français et Italien se répondent.

Il y a même du dialecte toscan qui rend le récit et les échanges plus vrais.

Nous sommes des êtres «  en puissance »

Dans son livre Puissance de la douceur Anne Dufourmantelle écrit « Certaines choses sont appelées à se réaliser selon un principe intrinsèque à leur nature. Elles seront dites : en puissance. Elles portent un processus en sommeil dans son propre devenir…elles sont une germination…. » On retrouve dans votre livre cette nécessité de laisser se développer ce que contient déjà l’enfance pour devenir un adulte.

L’esprit du livre est déjà dans le titre. On se pose toute la vie cette question, même à propos de sa propre évolution. Petit, on a certaines valeurs. Elles changent alors qu’on grandit et on se demande comment rester cohérent avec soi. C’est la chose la plus difficile. Ce questionnement nous accompagne en permanence. Notre héroïne subit une interruption dans le cours de sa vie. C’est l’occasion pour elle de retrouver ce qui l’animait quand elle était enfant. Je me suis reconnue dans cette démarche qui devrait convenir à beaucoup de lecteurs, femmes ou hommes. On parle beaucoup de vérité, d’honnêteté par rapport à soi mais on les pratique assez peu. Garder son esprit d’enfant est magnifique !

Liberté et poésie

Peindre des galets* est une activité très simple, accessible à tout le monde, enfants compris. Une activité libératoire pour changer, comprendre.

Votre livre fait écho à Vendredi ou la vie sauvage de Michel Tournier. Alors qu’il a enfin la possibilité de rentrer en Angleterre, Robinson décide de rester sur son île pour échapper au poids de la société, au regard des autres qui lui imposera son âge, ses responsabilités, un conditionnement social prédéterminés. Le contraire de la liberté.

Marina entame une nouvelle vie. Elle est poussée par un espoir, une ouverture.

Un voyage permanent

Je vais jouer à « l’avocat du diable ». On pourrait se dire «  C’est trop beau ». Il suffirait de faire une pose, de réfléchir et de retrouver ses intérêts d’enfant pour devenir un adulte merveilleux.

Ce n’est pas si simple. Marina évolue pendant le voyage. Elle n’est pas toujours si belle, en harmonie avec les autres. Notre impression du début rejoint ce que vous dites mais Marina n’est pas d’un bloc. Elle est complexe et elle évolue au gré des rencontres, des critiques, des difficultés. Dans l’histoire, personne n’est parfait, d’où des décalages, des engueulades parfois.

Certains lecteurs retrouveront, très réactualisé, une forme d’esprit de mai 68.

En tout cas, il a été très intéressant pour nous qui sommes légèrement plus âgés de nous intéresser à la génération des trentenaires. Les jeunes vivent de plein fouet la crise actuelle. Peut-être y aura-t-il une nouvelle révolution semblable à celle de 68.

L’art, la politique et soi…

Certains pensent qu’il y a tous les cinq ou six siècles un changement de civilisation. Nous vivrions ce moment ou un nouveau modèle émerge pendant que le précédent s’efforce de ne pas disparaître. D’où ces turbulences.

Cette situation dépasse les frontières. Elle est occidentale.

Beaucoup d’artistes ont une intelligence en arborescence qui constitue une ouverture par rapport au fonctionnement linéaire qui se ferme sur une seule solution. Marina est un exemple d’arborescence.

C’est pour cette raison que l’art ne devrait pas être réservé uniquement au milieu des artistes.

Vous devriez faire de la politique ! (rires)

La politique est l’affaire de tout le monde. Mais il faut commencer en faisant correctement son boulot, en étant soi-même. Nous connaissons beaucoup de gens qui sont en train de changer, qui essayent d’échapper aux codes.

Nous vivons de relations

Matisse disait qu’il ne peint pas les objets mais les rapports entre les objets. Marina vit des interactions avec les autres.

D’où notre application à rendre les émotions davantage qu’une réalité. On a déjà trop de réalité !

Vendredi ou la vie sauvage

* Dans Vendredi ou la vie sauvage Michel Tournier lie la fonction poétique à un nouveau regard sur le monde capable de bousculer la hiérarchie, l’ordre établi.

 « Plus tard, Vendredi et lui se promenaient sur la plage. Le ciel était bleu, sans nuages, mais comme il était encore très matin, on voyait le disque blanc de la lune à l’ouest. Vendredi qui ramassait des coquillages montra à Robinson un petit galet qui faisait une  tache blanche et ronde sur le sable pur et propre. Alors, il leva la main vers la lune et dit à Robinson :

   — Écoute-moi. Est-ce que la lune est le galet du ciel, ou est-ce ce petit galet qui est la lune du sable ?

  Et il éclata de rire, comme s’il savait d’avance que Robinson ne pourrait pas répondre à cette drôle de question. »

Jonathan Livingston le goéland, Haroun et la mer des histoires viennent à l’esprit à la lecture de La vie d’adulte. Coïncidence, ces panneaux annonçant la venue de Marc Lavoine à Annecy mentionnant « Adulte Jamais ».

L’adolescent et l’adulte

Pour Odon Vallet  » L’adulte se définit par son passé et l’adolescent…par son présent…L’adulte est celui qui a grandi et l’adolescent, celui qui grandit. » Ajoutons que l’enfant, étymologiquement est celui qui ne parle pas. Pourquoi pas un être qui parle et grandit tout le long de sa vie?