Valère Novarina «  Le jeu des ombres »,

Valère Novarina «  Le jeu des ombres »,

16 octobre 2022 Non Par Paul Rassat

« Le premier instant dure toujours. » C’est ainsi que commence Le jeu des ombres de Valère Novarina. Le jeu des ombres et des métamorphoses de ce premier instant. Il passe par Les Métamorphoses d’Ovide puis par L’Orfeo de Monterverdi. Ombres de la caverne de Platon qui interrogent notre relation à la réalité.Ombres des Enfers. Cette pluralité permanente irrigue toute la représentation. La mise en œuvre de Jean Bellorinila sert et l’incarne à partir des mots de Valère Novarina. L’Opéra de Monteverdi rejoint étymologiquement, musicalement les travaux de Valère dans la langue. Le tout forme un chant poétique saisissant. Un ensemble « connecté » pour céder à la mode. Mais connecté avec une vision profonde de notre réalité. S’y fondent sur scène les mots, le chant lyrique, la démarche d’un défilé de mode et l’expression de Nina Hagen entrevue un instant.

Le premier souffle

Difficile de rendre compte d’une pièce de Novarina et d’une telle mise en scène. Quand un spectacle est réussi, il vous ouvre des portes, vous invite ailleurs. C’était le cas ce vendredi 14 octobre au Théâtre de Carouge. « Le premier instant dure toujours. » Ce souffle initial. Ensuite tout ne serait que palimpseste. Comment en sortir ? «  Je cherche l’espace qui une fois pour toutes corresponde à mon cerveau » déclare Orphée. Flûte, alors ! D’autant plus que le héros demande au soleil de bénir son couple et qu’Odon Vallet nous apprend que les mots Dieu et lumière fricotent étymologiquement. Odon Vallet toujours écrit que dire et montrer partagent la même origine et que les mots peuvent guérir. Et de citer Yves Bonnefoy :

«  Et s’il reste recru d’angoisse et de fatigue

Qu’on redise pour lui les mots de la guérison. »

Les mots épuisent-ils la réalité ?

À voir-entendre du Novarina, on est parfois ballotté entre les listes d’Umberto Eco et les vociférations du capitaine Haddock. Ces imprécations, litanies, suites de mots permettent-elles d’épuiser le monde, de le faire correspondre à la langue ? L’énumération sur scène de tentatives de définitions de Dieu  est-elle inspirée de la tradition islamique ? Un hadith affirme que réciter d’un trait les 99 noms de Dieu assurerait le Paradis ! Peut-être pas en y glissant le « Dieu est un fumeur de Havane » gainsbourien. La langue montre ses limites dans sa relation au réel. Elle est déjà une traduction de celui-ci. Donc un écart ? Suivant Raphaël Gaillard dans Un coup de hache dans la tête elle nous lie au réel et nous en écarte. Nous devrions notre évolution à cet écart et aux problèmes qu’il pose.

Contre les évidences

« J’étais toute seule à être toute seule avec mon  être », différente des « gens sans pourquoi ? », « le corps qui prétendait me contenir ». C’est aussi dans cet écart, dans ce vide que représente ce que l’on appelle Dieu que se jouerait l’art permettant «  à l’esprit de reprendre souffle. » Ce premier souffle du premier instant. Contre l’évidence indispensable est l’humour. Pour Novarina «  Dieu est la 4° personne du singulier. » Très singulier.

Poésie

Rimbaud se fait voyant. Novarina se fait voyant, sentant, entendant, disant. VIVANT. Par tous les trous et celui de la bouche. Andrea Marcolongo, dans Étymologies pour survivre au chaos,  rappelle que le mot langue viendrait de l’indo-européen dang qui renvoie plus à l’organe qu’à la fonction. À « l’organe, composé de muscles, muqueuses et papilles que tous les vertébrés possèdent, à l’abri dans la cavité buccale : la langue. Et qui sert en premier lieu à manger — peut-être, s’il le faut, à émettre un son, un grognement, un bêlement, un hululement ; au mieux un vagissement, comme les enfants à peine venus au monde, incapables de parler pour le moment… Rien n’a plus de force et de talent que le langage pour donner forme aux choses et façonner la réalité…Langage est la dernière étymologie de ce livre. La quatre-vingt-dix-neuvième. »

Alors, jouons ! Comme Sénèque danse sous la pluie

Le travail de Novarina est un accouchement permanent, un chant qui vise à faire vivre et revivre continument. Puisqu’il est impossible de vivre sa propre mort, l’art ne consisterait-il pas à faire revire la mort des trépassés ? Dans cet écart se fabrique la poésie. Dans ce voyage incessant entre l’autre et soi. Entre le souvenir et le futur de la parole qui anime notre présent. La poésie est la ré-écriture constante du monde que nous sommes pour le faire vivre. « Il faut imaginer Orphée heureux » aurait pu écrire Camus.

Quelque part, peut-être

De cette mer de mots que Novarina revisite d’une pièce à l’autre, comme un immense appartement, émergera peut-être incidemment LE MOT, LA PAROLE. Souvenir de cette nouvelle de Borges La bibliothèque de Babel. Celle-ci contient tous les livres dont chacun se distingue des autres par un seul signe. Cette immense bibliothèque renfermerait le livre parfait. Mais comment le trouver ?  «… le désordre apparent, se répétant, constituerait un ordre, l’Ordre. Ma solitude se console à cet élégant espoir. » Telle est la conclusion de cette nouvelle. Être soi-même un hapax, intraduisible. Un idiotisme.

 » En puissance »

Revenons au premier instant. Dans  » Puissance de la douceur », Anne Dufourmantelle écrit:  » La puissance, Aristote l’a identifiée comme la capacité d’un être à grandir dans son devenir. Une graine contient un arbre  » en puissance »… La douceur comme puissance détermine le mûrissement de ce qui est jusqu’alors inactivé dans la chose même…On peut être saisi de vertige devant la complexité du fonctionnement des signaux neuro-biologiques nécessaires à cette finalité, et néanmoins ébloui par la simplicité et l’évidence avec laquelle le premier cri du nouveau-né commande à cette métamorphose. » Pour Anne Dufourmantelle, c’est la douceur qui permet l’activation du sensible en intelligible. La poésie serait douceur?