« Le berger et l’assassin »

« Le berger et l’assassin »

24 janvier 2022 Non Par Paul Rassat

Entretien avec Régis Lejonc pour évoquer «  Le berger et l’assassin », album grand format réalisé avec le scénariste Henri Meunier.

L’esprit des montagnes

J’apprécie la BD comme de la littérature. Le dessin ne doit pas être surajouté mais en osmose avec le texte, le propos. Je retrouve cette approche dans cet album et dans la façon dont vous rendez les montagnes. C’est réel et épique. Vous n’êtes pas dans la description.

Je me suis beaucoup appuyé sur mes émotions et mes souvenirs pour faire ces images. D’où ce petit texte que j’ai écrit à la demande de mes éditeurs et qui figure à la fin du livre. J’ai été un enfant plutôt contemplatif. J’ai des souvenirs d’émerveillement devant les montagnes. Je précise que je ne fais pas de BD, je suis illustrateur d’albums jeunesse. Ce livre a cependant tout son sens dans une librairie qui vend de la BD parce qu’il est destiné à un public de « grands ». Little Urban a fait le choix de ce public, à partir de dix ans.

Que dessiner ?

Je ne participe pratiquement jamais à la production pour tout petits. Avec Henri Meunier, nous faisons depuis longtemps des livres pour tous, enfants et adultes. Les éditeurs ont eu du mal à assumer cette façon de procéder. Pour cet album, j’ai fait le choix de ne dessiner que les lieux.

Vous ne montrez les deux personnages que sur une seule page.

À la toute fin. Ce n’était d’ailleurs pas mon intention mais Henri et l’éditrice, Audrey Latallerie, me l’ont suggéré. C’est pertinent parce que, à ce moment de l’histoire, on ne sait toujours pas qui est qui, le berger ou l’assassin.

Il est presque indifférent, pour moi, de le savoir.

Exactement.

Le choix d’une forme de radicalité

Mais votre dessin est justifié parce que sur la page de gauche, le texte absolument sublime, se termine par « Puis il s’éleva d’un pas. » Le texte et le dessin se répondent parfaitement.

Il n’y a, à ma connaissance, pas d’album qui n’illustre que le lieu, sans montrer le qui, le comment qui font partie de la base narrative. J’aurais été dans cette radicalité sans Henri et Audrey. Si j’avais illustré le texte, qui a la longueur d’une nouvelle, en représentant les personnages, il aurait pris une dimension cinématographique, redondante et éventuellement ennuyeuse.

Le sens de la vraie cordée

Dans votre dessin il y a une dimension épique, dans le texte une profondeur philosophique qui nous amène du côté de Sénèque, de la physique quantique. L’ensemble est un conte, une parabole plutôt qu’un récit réaliste.

On a une complicité de longue date, avec Henri. C’est notre cinquième livre. Des liens d’amitié très forts nous unissent depuis vingt ans. Nous avons partagé le même atelier.

Alors, la cordée, c’est un peu vous deux ?

Il y a un peu de ça. Je travaille avec d’autres auteurs, j’ai fait plusieurs livres avec certains. Avec Henri, nous somme attachés à faire des livres qui nous ressemblent et nous rassemblent sur un espace de jeu véritablement commun. Ce livre, par exemple, est né d’une demande d’Henri. Nous avions terminé Cœur de bois, il m’a demandé quelle thématique j’aimerais dessiner. Spontanément, j’ai répondu « La montagne. » Je ne l’avais jamais illustrée en vingt-cinq ans !

Des racines dans les montagnes

Mais vous la trimballez en permanence.

Le sentiment de racines est très étrange. Quand je repasse à Annecy, davantage que la ville, que les souvenirs, c’est la vue des montagnes et particulièrement de La Tournette qui me touche profondément.

Matin brun, la nouvelle de Franck Pavloff,vous parle ? J’ai retrouvé sous une autre forme la même intensité, la même force.

Matin brun, oui, bien sûr.

Vue récente de La Tournette offerte à Régis Lejonc.

La montagne comme personnage de l’histoire

Ici, on parle volontiers de la montagne comme un terrain de jeu. On glisse ou on grimpe. Vos personnages, eux s’élèvent.

Et la montagne est un personnage à part entière de ce livre. Elle est présente dans la conversation. C’est la menace mais aussi le salut. Un mélange de beaucoup de choses. Le berger vit entre deux, entre la plaine et la haute montagne. Mais l’assassin vient profaner son refuge et il faut faire avec. Comme il faut faire avec les éléments, avec la montagne. C’est un texte qui parle d’humanité et la montagne y participe. Elle est un révélateur et exige des choix. Tout est en filigrane dans le texte extrêmement profond, philosophique. On peut effectivement y mettre beaucoup de choses, en prendre beaucoup de sens, à propos de la notion de cordée, par exemple.

La vraie cordée comme exemple de démocratie

Surtout en cette période.

Nos représentants semblent oublier que les premiers de cordée se relaient. Il n’y a pas ceux qui restent devant et les autres ! La cordée exige une entraide absolue pour s’en sortir.

L’écriture d’Henri Meunier ( ne dort pas !)

Les neuf lignes de la page trente-deux forment un texte d’anthologie. Il y est question des crétins, de leurs certitudes, de la cordée, de pas dont on ne sait pas où ils peuvent mener, de pas de danse [Physique quantique]. On pense à Sénèque « La vie, ce n’est pas d’attendre que les orages passent, c’est d’apprendre comment danser sous la pluie. »

Je pense que ce que vous avez perçu de Sénèque correspond aux connaissances d’Henri et à ce qu’il a voulu dire dans ce passage.

Nous sommes heureux de l’accueil que reçoit notre livre. Pour l’instant, nous avons les retours des libraires. C’est important parce que ce qu’ils conseillent les lecteurs. Le succès du livre est dû à lui-même, à sa forme d’album, au format, à la longueur du texte et à sa densité. Toutes les composantes en font un objet insolite qui détone dans la profusion éditoriale.

La forme de conte apporte une grande liberté d’interprétation

Et puis la forme de conte donne une grande liberté d’interprétation. La montagne, c’est La Tournette et au-delà, les Glières. Les fascistes sont les nazis, mais on peut transposer.

D’autant plus que la montagne que je dessine est inventée. J’ai travaillé d’après photos, guidé par mes souvenirs. J’ai fait des montages photographiques pour obtenir des compositions qui, d’elles-mêmes, racontent. La montagne accompagne les sentiments. Elle peut devenir inquiétante. Le ciel, les teintes accompagnent pas à pas les réalités ressenties par les personnages. Les premières images reflètent la paix.

Représenter la montagne

Vous traitez aussi les formes de manière très intéressante.

Beaucoup d’artistes ou d’illustrateurs représentent merveilleusement la montagne. C’est le cas de Jean-Marc Rochette, par exemple. Il est pour moi un maître absolu. J’ai tournicoté pour savoir comment traiter l’enjeu graphique. La réponse a été les estampes japonaises des années 20/30. De la ligne claire très détaillée. Des paysages ou des situations, un dessin post Art nouveau. J’ai donc opté pour un dessin très détaillé mais épuré. Je me suis rendu compte que, davantage que les végétaux, les étendues d’herbe, le plus important pour moi est la roche.

Des cadrages dynamiques

Vous lui donnez une force extraordinaire.

Travailler la roche dans ses moindres anfractuosités, chercher les teintes, les réinventer, voilà quel a été le chemin. J’ai composé des cadrages dynamiques qui aillent dans le sens de la lecture en partant de plusieurs photos.

Vous vous êtes octroyé la liberté de ne pas coller au texte lui-même mais d’en accompagner l’esprit. Cette liberté se retrouve à la lecture. Vous prenez même la liberté de représenter le lac sans la ville d’Annecy !

Aucune habitation. Une exposition a d’ailleurs été réalisée avec les images du livre dont j’ai gommé toute présence humaine, jusqu’au refuge. Pour me livre, je me suis concentré sur le sujet. Uniquement sur ce qui compte aux yeux des protagonistes. Pour la vue du lac d’Annecy j’ai ajouté des montagnes, joué avec les distances.

Un petit côté intemporel

C’est une image à la fois familière et différente.

En la réalisant, je me disais « Ça ressemblait peut-être à ça, à l’époque préhistorique. » (rire).