L’Éditaupe # 8 La mythologie est toujours contemporaine

L’Éditaupe # 8 La mythologie est toujours contemporaine

13 janvier 2021 Non Par Paul Rassat

Dialogue de taupes

—  Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage,

Et puis est retourné au milieu des paysages

Qui de ses galeries l’ont si fort enrichi.

Reverrai-je de ma taupinière les racines

Qui goût et parfum subtils donnent à la vermine ?…

— T’es tout chose aujourd’hui.

—  Je me sens l’âme d’un poète, d’un aède.                                                                                     — Ta taupinière, tu ne l’as jamais quittée, ni tes racines, ni tes vers.

—  On peut rêver, non ?

Nous sommes mythologie     

C’est sans doute la mesure même de notre aliénation présente que nous n’arrivions pas à dépasser une saisie instable du réel… : si nous pénétrons l’objet, nous le libérons mais nous le détruisons ; et si nous lui laissons son poids, nous le respectons, mais nous le restituons encore mystifié…Et pourtant c’est cela que nous devons chercher : une réconciliation du réel et des hommes, de la description et de l’explication, de l’objet et du savoir.

Roland Barthes Mythologies 1956

Mythologie moderne

Les temps changent, tout évolue et on n’arrête pas le progrès.

Que sont-ils devenus ?

—  Sisyphe a déposé un préavis de grève.

—  Les trois Parques sont péagistes.

—  Hercule fait de la gonflette dans une salle de sport.

—  Tantale fête sa troisième étoile au Michelin.

—  Polyphème fait de la pub pour des lunettes.

—  Ulysse tient une boucherie chevaline.

—  Œdipe est conseiller conjugal.

—  Narcisse fait visiter la Galerie des Glaces à Versailles.

—  Pégase les met.

—  La pythie vient en mangeant.

— Hermès souffre d’une double névrose : soi au carré et impossibilité de vider son sac.

—  A force de renaître de ses cendres, le sphinx a provoqué plus de dégâts que l’explosion en Islande de l’Eyjafjöll et son orthographe réunies.

—  On n’arrête pas de disséquer les trois têtes de Cerbère afin de savoir laquelle était le cerveau.

— Pâris est devenu un dangereux psychopâtre.

—  Eole s’est associé à Jupiter pour produire de l‘électricité écologique.

—  Homère a ouvert un cabinet psy.

— Pan, démis de ses fonctions.

Ulysse et le chant du styrène*

Parmi les nombreux exploits qu’accomplit Ulysse devrait figurer tout en haut de l’échelle, ou bien de l’ascenseur afin de mieux mettre en valeur les progrès réalisés par l’homme, aidé désormais de la femme dans un souci d’égalité et de sororité réciproque et transgenre, devrait figurer le fait indiscutable qu’Ulysse sut résister au chant du styrène.

Autrement appelé phénylthylène, cinnamène, styrol ou vinyl  benzène, le styrène entre dans la composition du polystyrène auquel notre civilisation doit tant. Après les ères de la pierre, du feu, de la roue vint le désert du plastique dans laquelle et dans lequel nous baignons.

Sous l’appellation de styrol, le styrène a tendance à yodler en un chant fatal. Le vinyl benzène, lui, se prête à toutes sortes de compositions musicales fixées sur une galette nommée disque et qui est vraisemblablement la source d’inspiration des platistes. La Terre serait un disque plat tournant sur lui-même. La combinaison du styrol et du vinyl exerce sur les humaines oreilles reliées, éventuellement à des neurones, une irrésistible attractivité pouvant annihiler toute volonté au point d’entraîner la mort. Une mort en musique comme sur le Titanic ou bien lors des grandes batailles de l’Histoire.

Ulysse, lui, sut déjouer les dangers du chant des styrènes en se faisant attacher au mât de son navire : il résista ainsi à l’irrésistible attractivité du chant qui l’eût conduit dans la mer des styrènes qui vous emballe et vous étouffe immanquablement.

Un peu de psychanalyse

 Selon l’interprétation de Freud, il ne faut pas suivre la première voix  ni la première plastique qui se présente. N’est-ce pas, Jeanne d’Arc ? Approfondissant son analyse, Freud souligne les bienfaits de la masturbation : Ulysse s’attache à son propre mât pour vivre en toute impunité un plaisir que la fréquentation de déesses, demi-déesses et demi mondaines ne lui a pas toujours procuré. Et Freud de confirmer son analyse masturbatoire en s’appuyant sur l’épisode du cyclope. Pendant ce temps, Pénélope tisse, détisse, retisse, allant et venant à sa manière sur son métier de femme.

Poly, le styrène est d’autant plus séducteur et dangereux. Sa plastique sonore et visuelle envahit notre univers, nous charme et nous emballe. Comme Ulysse, sachons résister au chant du styrène. Plastic Odyssey le récupère et le recycle en énergie.

Une mer de plastique nous submerge de fantasmes

« Un objet luxueux tient toujours à la terre, rappelle toujours d’une façon précieuse son origine minérale ou animale, le thème naturel dont il n’est qu’une actualité. Le plastique est tout entier dans son usage : à la limite, on inventera des objets pour le plaisir d’en user…le monde entier peut être plastifié, et la vie elle-même…

Roland Barthes Mythologies Le plastique

Le Français aime-t-il toujours mitonner ?

Roland Barthes traitait déjà de nourriture et de cuisine avec Le vin et le lait, toujours dans Mythologies, Le bifteck et les frites, Cuisine ornementale. En 2007 les Nouvelles Mythologies, sous la direction de Jérôme Garcin, n’accordaient qu’une petite place au sushi sous le stylo de Jean-Paul Dubois. On évoquait plutôt le GPS,  les séries télévisées, le botox, le commerce équitable, le wifi, la délocalisation, le vélo en ville. Une petite place tout de même à la gariguette et à Alain Ducasse !

Les mythes d’aujourd’hui ?

Le changement de paradigme ou de logiciel, le retour aux vraies valeurs, l’éloquence (via les concours), la transition sous toutes ses formes, l’écologie, la possibilité d’être enfin soi, le selfie, la porn food, le moi exacerbé en permanente monstration, le monde d’après…

« Et moi, et moi, et moi » chantait Jacques Dutronc en 1966. Il n’y avait à l’époque que sept cent millions de Chinois. Ils seront très prochainement un milliard quatre cents millions.

Et moi ? Émoi !

* Le chant du styrène est un modeste hommage au film éponyme d’Alain Resnais et Raymond Queneau.