Les évaporés

Les évaporés

28 novembre 2023 Non Par Paul Rassat

Rencontre avec  Isao Moutte chez BD Fugue Annecy lors de la dédicace de son album Les évaporés.

L’une des clefs de lecture de votre livre pourrait être cette empreinte d’un corps laissée sur un matelas qu’on va jeter avec d’autres détritus récupérés en vidant une maison abandonnée.

Évidemment puisque Les évaporés est consacré à ceux qui disparaissent sans laisser de traces.

D’ailleurs les informations que l’on a sur le Japon demeurent très lointaines. Malgré la mode de la culture japonaise, malgré Fukushima et le flot d’informations qui a suivi, tout est un peu théorique pour un Européen. Votre livre crée un lien plus direct.

Même s’il s’agit d’une adaptation, j’ai voulu y mettre un peu de ma vie, de ce qui m’était arrivé. Yukiko, la fille de « l’évaporé » joue un peu mon rôle. Je suis né au Japon mais j’ai pratiquement tout le temps vécu en France. Je la fais venir de Lyon que j’habite. Au fond, j’ai cuisiné le roman que j’ai adapté à ma sauce.

La première fois que je suis retourné au Japon après Fukushima, j’ai dit à un ami «  Tiens, c’est bizarre, les gens font comme s’il n’y avait pas eu de catastrophe. Il m’a répondu «  En apparence, ça ne se voit pas, mais tout ce qui s’est passé est inscrit en chacun de nous. » J’ai tenté de retranscrire ceci en faisant passer Yukiko de France au Japon, même si on ne la voit pas beaucoup.

Est-ce que ceci ne relève pas de la retenue japonaise telle que l’imagine un européen ? Votre travail permet de percer l’apparence, la surface.

Oui, même si les dialogues ne vont pas au bout des questions. Les Japonais n’en parlent pas trop. On ressent la catastrophe, ses effets, sans qu’elle occupe les conversations. Les gens prennent sur eux, ils ne montrent pas leurs émotions.

Le dessin au trait, en noir et blanc est habituel chez vous ?

Assez, oui. Il permet dans ce livre de retranscrire une forme de silence. Sur certaines pages, je joue avec des zones très tramées et d’autres comportent pas mal de blanc.

On a parfois l’impression d’une saturation, comme si l’espace était irrespirable ; ce qui renvoie à une dimension psychologique.

J’ai ce que j’ai essayé de traduire.

Paradoxalement, on pourrait respirer avec cette double page de bord de mer, mais il s’agit des environs de Fukushima.

Le lieu de la catastrophe. C’est d’une certaine façon la transcription de l’évaporation. C’est un terme que l’on a commencé à utiliser dans l’après-guerre. Lorsque le Japon a entrepris de se reconstruire, les gens ont quitté la campagne pour la ville, y travailler et envoyer de l’argent à leurs familles. Certains ne revenaient jamais, on les a appelés « les évaporés ». Quand je parle de ce mot à ma mère, qui est Japonaise, c’est ce que cela lui évoque. La notion a évolué : elle englobe tous les disparus volontaires.

Volontaires, mais parfois sous la pression du travail, de la société.

S’ils disparaissent volontairement, ce n’est jamais par plaisir. C’est un suicide social qui remplace le suicide physique.

La retenue que nous avons évoquée masque une violence quasi permanente.

Sans doute. Certains quittent leur vie parce qu’ils ont été licenciés. D’autres parce qu’ils ne supportent plus la pression sociale. Les Japonais font très attention à leur image, ils se fondent dans la masse. Le groupe prime sur l’individu, même si c’est une société très capitaliste et moderne.