Les larmes de Cluny

Les larmes de Cluny

20 juillet 2024 Non Par Paul Rassat

Rencontre avec Philippe Borrini pour évoquer Les larmes de Cluny, album réalisé avec Marie Galle.

Rendre vivante l’abbaye de Cluny

Il est bien sûr question de l’abbaye de Cluny dans ce livre. Mais le plus important semble être la relation que vous entretenez avec elle.

C’est le sujet, oui. Je pars d’un texte de Pierre Molimard qui pleurait la destruction de l’abbaye. À la même époque j’essayais de monter à Cluny un festival d’art sacré. J’ai eu l’idée d’adapter au théâtre le texte poétique de Pierre. J’aime bien détourner, adapter ; je me demandais comment représenter sur scène cette abbaye. Marie Galle suivait les cours de théâtre que je donnais à l’époque. Elle est peintre, dessinatrice. Je lui ai proposé de représenter l’abbaye en la peignant sur des draps. Quelque chose de très pauvre et glorieux, sous forme de séquences.

Poursuivre l’aventure

Les gens de la paroisse ont fourni des draps…Les choses viennent vers moi : c’est comme ça que je fonctionne depuis toujours. Marie a peint quatorze triptyques. Trois sous, un local prêté, s’adapter à une nouvelle technique de peinture. Nous avons donné le spectacle à quelques reprises, et même dans l’abbaye. Les images étaient toujours là, notre énergie aussi : pourquoi ne pas continuer l’aventure sous la forme d’une BD ? Nous continuions d’innover en partant de la même histoire. Ce qui fait que certains m’étiquettent comme le catho de service.

Incarner

Je ferais le parallèle avec le peu que je connais de la mécanique quantique. Tout repose sur les relations entre les particules, sur la relation et le mouvement. Votre livre lui aussi fait danser les relations chronologiques, vous mêlez le christianisme, la mythologie, toutes sortes de croyances. Plus que les faits précis, ce sont les relations entre tous ces éléments qui prévalent et animent le récit.

C’est exactement ce qui m’a passionné et c’est ainsi que fonctionnent ma curiosité, ma foi. Tout ceci vient sans doute de ce que je suis d’abord un acteur : celui qui passe devant les gens, qui incarne. L’acteur est un athlète de la mémoire.

Le choc fondateur, un big bang

Lorsque je suis arrivé à Cluny, en 71, j’ignorais tout de cet endroit mais j’ai vécu un choc émotionnel, comme si je connaissais ce lieu. Je ne connaissais rien de son histoire mais une émotion très forte m’a saisi. Le livre part de cette émotion première.

Les faits, les références historiques ne sont que le véhicule de cette relation.

Oui. Le théâtre que j’ai pratiqué partait d’auteurs contemporains, ou bien de mes textes, avec des moyens précaires. Je me voyais comme un moine en train de bâtir une église, même si je n’étais alors pas du tout dans la foi. Les larmes de Cluny reviennent à fouiller une mémoire. On peut y voir une sorte de désordre apparent puisque l’on passe de l’abbaye d’autrefois à  des images de la ville actuelle. Je suis en réalité un archéologue de la pensée et de la mémoire.

Relier, enchaîner, poursuivre

La conversation porte par moments sur le profil préféré de Talpa : pensée en arborescence, autodidaxie et oxymore qui dépasse l’enfermement dans des cases. Philippe a dit récemment des textes de Christian Bobin de qui il possède un ou deux livres qu’il creuse. Creuser et établir des liens entre les galeries est le principe fondamental de Talpa, la taupe.

Réaliser cette BD revenait pour moi à faire un film : c’est du montage, du collage, de l’enchaînement à partir du spectacle et des dessins réalisés à cette occasion. Encore une façon de relier. Le travail de Marie, à l’aquarelle, a été de la folie pure !

Le résultat est particulièrement doux, sensible et vivant.

Même si les spécialistes de la BD estiment que le résultat est atypique.

Comment relions-nous ?

Encore une fois la conversation quitte ce qui semble en être l’axe principal pour dire comment est née la foi de Philippe : comme tout le reste, de rencontres. Y a-t-il en germe dans toutes choses de quoi les relier ou bien est-ce notre « intelligence » au sens étymologique qui, naturellement relie faits, mémoire, rencontres ? Le clinamen d’Épicure et de Lucrèce s’invite dans l’échange foisonnant.