Lire les mots et le monde pour se lire

Lire les mots et le monde pour se lire

27 avril 2024 Non Par Paul Rassat

De l’importance de lire afin d’être pleinement humain, d’échapper au monde de la magie, qu’elle soit blanche, noire, politique, économique. La lecture est une liberté.

Le roi lecteur in L’homme aux trois lettres de Pascal Quignard

 «  Jadis les « conoissances » désignaient les armoiries sur l’écu qui forment par elles-mêmes de singulières pictographies complexes et colorées.

Lancelot, le chevalier solitaire, nommait «  charaies » les caractères de l’écriture qui dérivaient de ces très vieux tatouages qui étaient comme les totems des hommes qui souhaitaient se distinguer individuellement les uns des autres…

Il appelait « lettrure » ce que nous appelons littérature.

Lancelot est le premier chevalier français qui ait appris à lire. Clovis ne savait pas lire. Roland ne savait pas lire. Le roi Arthur ne savait pas lire. Connaissant les « connaissances », sachant déchiffrer les « charaies », le chevalier Lancelot vient à bout de tous les sortilèges. Il rompt les magies…

La littérature –la lettrure-désenvoûte le sort lancé sur nous à la naissance. »

Connaître

Présentée ainsi, la pratique de la lecture nous permet à la fois d’échapper à la magie, à un monde dont nous sommes capables de déchiffrer les mystères et aussi d’acquérir la connaissance par laquelle nous échappons au péché originel. C’est par la connaissance que nous effaçons la prétention originelle de connaître.

Lecture réciproque

« La Nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles;
L’homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l’observent avec des regards familiers. »

                 Baudelaire Correspondances

Déchiffrons la nature, ses symboles familiers.

Lire pour dire et se dire

 Voici ce qu’écrit Andrea Marcolongo dans Étymologies pour survivre au chaos.

À propos de « illusion de Heider-Simmel » : «  Un groupe de volontaires était invité à regarder une séquence animée, composée de deux triangles et d’un cercle enfermés dans un espace blanc ; puis ils devaient décrire ce qu’ils avaient vu.

La totalité des personnes interrogées racontèrent avoir discerné, dans les figures géométriques qui se rapprochaient et se percutaient entre elles avant de s’éloigner, des histoires d’amitié et d’amour marquées par des conflits, des rivalités, des tromperies et des jalousises…Il s’agissait simplement de deux triangles et d’un cercle mais aucun des participants à l’expérience ne répondit «  Des formes géométriques. »

De l’importance du récit

Nous sommes tous enclins à interpréter la réalité qui nous entoure en lui attribuant des émotions, des désirs, des buts, et même des biographies…

Et grâce au pouvoir des mots, nous transformons la vie en récits qui nous font nous sentir un peu plus en sécurité, et un peu moins perdus.

Raconte-moi une histoire :  c‘est depuis toujours l’instinct premier-le besoin primitif-des êtres humains…

Raconter ce que nous ressentons avec des mots honnêtes et précis…Au fond, c’est tout ce que signifie parler et en même temps lire…C’est, au milieu de mille émotions enchevêtrées, savoir se choisir.

Et donc savoir se dire. »

Se dire et s’la raconter

Fiction et récit

« La fiction a-t-elle changé du seul fait que la vérité a changé ? » C’est ce que demande, en fin de roman, l’un des personnages de Melody, écrit par Martin Suter. On parle du « narratif de Poutine. » Tout devient « narratif ». Il faut raconter l’histoire, la vie, la réalité pour que les autres adhèrent à notre version de celles-ci. Sans récit, point de salut. « Allez, raconte ! »

Fiction

Empr. au lat. impérial fictio « action de façonner; action de feindre …Feindre du lat. class. fingere « façonner, pétrir, modeler; imaginer; inventer faussement. » Il est donc possible de feindre en créant grâce à l’imagination ou bien de feindre en mentant. Ces deux voies se fondent et se tissent trop souvent ensemble. Elles comblent notre besoin d’histoires. Alors, on nous raconte des histoires. Où, parmi elles, se trouverait la vérité ? Une vérité parmi les quatre que l’on nous dit ? Comme les quatre doigts repliés formant le poing qu’on prend dans la gueule ?

Lire sans lire : Pinocchio

Analysé par Alberto Manguel dans Pinocchio et Robinson, ce conte prend une autre dimension « parce que ce sont des aventures d’apprentissage. La saga du pantin est celle de l’éducation d’un citoyen, cet ancien paradoxe d’un personnage qui souhaite entrer dans la société humaine commune tout en s’efforçant de découvrir qui il est réellement, non tel qu’il apparaît au regard des autres mais en lui-même…. »

   Cependant Pinocchio ne devient pas un citoyen véritable car le processus d’apprentissage passe par la maîtrise de la lecture qu’il ne peut conduire à son plein accomplissement. Le personnage apprend à reconnaître les lettres, à les déchiffrer, à les lire sans en comprendre vraiment le sens.

Apprendre à lire

« Mais qu’est-ce que cela signifie, « apprendre à lire » ? Plusieurs choses.

—  D’abord, le processus mécanique d’apprentissage du code de l’écriture dans laquelle est enregistrée la mémoire d’une société.

—  Ensuite, l’apprentissage de la syntaxe qui régit un tel code.

—  Troisièmement, l’apprentissage de la façon dont les inscriptions faites selon ce code peut, de façon profonde, imaginative et pratique, servir à la connaissance de nous-mêmes et du monde qui nous entoure. (Nous revenons ici à la notion étymologique de l’intelligence). Ce troisième apprentissage est le plus difficile, le plus dangereux et le plus puissant – et celui que Pinocchio n’atteindra jamais…. »

Et Alberto Manguel de rappeler que la lecture était interdite aux esclaves afin de ne pas susciter chez eux un éveil de l’esprit qui les aurait conduits à revendiquer la liberté. Avec son texte  De l’horrible danger de la lecture, Voltaire dénonce le même étouffement de la lecture.

Les écrans à la lecture

Nos écrans de lecture deviennent en réalité des écrans à la lecture, des obstacles, des sources d’évitement. Par leur intermédiaire nous sommes bombardés d’informations, de données qui submergent nos cerveaux. Il nous faut réagir, être réactifs : le mouvement de surface prend le pas sur la réflexion. L’angoisse de l’éparpillement, de l’émiettement du monde et de soi nous pousse du côté non pas de chez Swann mais des algorithmes qui resserrent notre appréhension de toute réalité en une relation binaire : j’aime / j’aime pas, vrai / faux, tu es avec moi / contre moi.

Revenir à la substantifique moelle de Rabelais ? Ça prend du temps, oui, mais la nourriture est alors plus riche, elle tient plus au corps et aux neurones que la fast pensée.

Le rôle du lecteur

— « Ce que ton lecteur peut faire lui-même, laisse-le-lui. » Wittgenstein in Remarques mêlées. Laisse à ton lecteur un peu de travail, il en tirera le plaisir de la découverte. Comme en gastronomie, laisse de la mache dans ton texte, du croquant, du salé, de l’amer. Fuis l’uniformité prédigérée. Le lecteur y trouvera son compte et tu lui permets ainsi d’exister, de fabriquer le récit avec toi.