Nature humaine — Serge Joncour | Prix Femina 2020
19 décembre 2020Nature humaine : ensemble des caractères considérés comme innés qui définissent l’homme. Mais que fait-on alors de l’inné et de l’acquis ? Croisons toutes ces approches et vous aurez un aperçu approximatif de Nature humaine.
Une œuvre est réussie quand ce qu’elle donne à voir et à entendre dépasse son fil narratif et les émotions immédiates qu’elle suscite. Ce roman plante ses racines bien en deçà et il élève sa ramure bien au-dessus des faits auxquels il redonne vie.
Le monde entier dans une ferme
De 1970 à 2000. Trente ans et plusieurs tours de la planète concentrés dans une ferme du Lot, le Larzac, le futur viaduc de Millau. Trois générations qui partagent et subissent tous les bouleversements politiques, économiques, commerciaux, humains. Le regard de Serge Joncour est à la fois encyclopédique et empreint d’humanité.
Les hypermarchés et leur poids sur l’économie locale, l’ETA, la bande à Baader, les Brigades Rouges, le terrorisme d’Etat, le nucléaire, l’écologie, l’éclatement de la famille, la mondialisation, le sida, les herbicides, les engrais, les marées noires et bien d’autres thèmes traversent et animent le récit.
Dualité, ambivalence, complexité du monde
Chacun des personnages porte un point de vue, est pris dans ses hésitations et contradictions qui se frottent à celles des autres pour donner sensualité, frictions ou explosions. On ne remarque habituellement que les points de bascule les plus visibles qui font évoluer nos sociétés. Celles-ci bougent cependant chaque jour, s’ajustent et nos vies en sont à chaque instant impressionnées. Le déséquilibre est permanent. Autoroute et viaduc qui provoquent résistances et luttes apportent aussi le « progrès ». Une tempête détruit et sauve à la fois. Les relations humaines évoluent au gré de l’avancée du téléphone qui permet l’éloignement et facilite un autre type de rapprochement.
« À tout discours s’oppose un discours de force égale » avait fait graver Montaigne sur une poutre de sa bibliothèque.
En 30 ans, d’un discours à l’autre, la ferme devient exploitation.
Nature humaine, nature au monde
Dans un univers de plus en plus hors sol, c’est notre présence au monde qui fait sens. Notre présence à nous-même, aux autres, à la nature, la qualité des liens que nous entretenons, que nous faisons vivre et qui nous font vivre. Il est possible d’être presque immobile dans cette fameuse ferme et de voir le monde y entrer.
Par delà (et en deçà) les frontières apparentes
La véritable force de ce livre est d’emporter toute cette masse d’informations, de détails sur une époque dans le mouvement des sentiments, des émotions. La mondialisation pénètre sous la peau des personnages, dans les cœurs pour provoquer des interactions permanentes. Même dans une immobilité apparente, tout est mouvement. Le rythme cyclique des saisons nous le rappelle. La floraison attendue de la menthe sauvage en est la manifestation.
Une écriture singulière
Il ne s’agit pas vraiment d’un style qui traduirait une recherche esthétique. Serge Joncour ne dépeint pas la nature, ses héros. Il est avec eux, pris lui aussi pleinement dans le tourbillon de l’Histoire et des histoires qu’il égaie ici ou là de pointes d’humour. Ainsi pour ce soir d’élection présidentielle en 81 pendant que les crânes de Mitterrand et Giscard se pixelisent sur les écrans TV, on se sent pris « le cul entre deux chauves. »
Ancré et cosmopolite
Dualité, ambivalence et complexité se retrouvent dans la nécessité contemporaine d’avoir des racines pour s’ouvrir réellement au monde.
Être cosmopolite, c’est être libéré de l’esprit de clocher et se projeter dans le monde… C’est pourtant l’analyse de ces spécificités qui permet d’échapper aux platitudes du bon sens, au poids du quotidien, à la manipulation des idéologies. Même les niches culturelles les plus à l’écart se sont formées dans des dialogues à travers le monde.
Anna Lowenhaupt Tsing — Friction Délires et faux-semblants de la réalité
De nature à écologie humaine
Carlo Rovelli est à la fois physicien et philosophe des sciences, théoricien et vulgarisateur. Il aime à citer le De natura rerum de Lucrèce et le clinamen, cette pluie d’atomes dont nous serions issus.
Nous sommes faits de la même poussière d’étoiles que celle dont sont faites les choses et, soit lorsque nous sommes plongés dans la douleur, soit lorsque nous rions et qu’éclate notre joie, nous ne faisons qu’être ce que nous ne pouvons qu’être : une partie de notre monde.
Carlo Rovelli — Sept brèves leçons de physique