Nicolas Barral « Sur un air de Fado », première BD en solo.

Nicolas Barral « Sur un air de Fado », première BD en solo.

29 mars 2021 Non Par Paul Rassat

Dictature et paranoïa

La dictature au Portugal sous Salazar. Nicolas, nous pourrions partir de la page 70. Une image avec un « On ne bouge plus » venu du hors champ. On pense « C’est la police » et on découvre avec l’image suivante que c’est une photo de mariage ! On est toujours dans l’entre-deux, jamais en sécurité pendant une dictature. Vous le restituez très bien.

Je vous remercie de l’avoir remarqué. L’insouciance que nous connaissons en France nous paraît naturelle alors qu’elle n’est pas permise dans ce type de régime. Les murs ont des oreilles. Il était difficile d’être certain qu’on ne prenait aucun risque dès qu’on quittait le cercle familial. Dans un régime dictatorial une paranoïa se développe, elle est intégrée. On ne se livre pas.

Il faut savoir en toutes circonstances à qui on a affaire.

Parfois c’est l’humour qui permet de ne pas être pris en défaut. Il tient aussi lieu de soupape. Rire fait du bien. Je me suis moi-même livré à une imprégnation personnelle. J’ai lu Pereira prétend le roman de Tabucchi qui m’a interrogé. Je me suis demandé ce que je ferais. Il est facile de dire « Moi, je serais un héros… » C’est pas si simple. Il faut avoir un courage physique dont on n’est pas certain tant qu’on ne l’a pas mis à l’épreuve. J’ai lu aussi des ouvrages historiques.

Pourquoi cet album

Il y a un déclencheur à tout ça.

Ma femme. Ses parents ont quitté le Portugal en 67. Ils y sont revenus en vacances une fois la situation stabilisée en France. Certaines photos couleurs un peu jaunies montrent ma femme au Portugal à l’époque de Caetano. Salazar est mort mais c’est encore la dictature. Si elle n’a pas connu ça directement, elle m’a donné accès à un certain nombre de livres, dont celui de Tabucchi. Le roman est un bon point d’entrée. Peut-être meilleur que les livres d’histoire. L’Histoire décortique, laisse les gens à distance. Le roman est à hauteur d’homme.

Votre livre propose plusieurs niveaux de lecture. L’Histoire, l’intrigue, les volets politique, social, amical, amoureux, professionnel, tout s’entrecroise. Avec des références littéraires comme Pessoa. Vous avez d’ailleurs une phrase extraordinaire sur ces « écrivains qui tiennent à être lus. »

Cette phrase est la réinterprétation d’une réplique d’Audiard dans Les Tontons Flingueurs. « C’est curieux chez les marins ce besoin de faire des phrases. » Audiard est à mes yeux un dialoguiste de référence. C’est aussi une forme d’autocritique. Je suis un auteur. Pourquoi ? D’autant plus que j’emmerde mon entourage, je suis inquiet…

Qui est Nicolas Barral?

C’est pour cette raison qu’on vous expédie en dédicace !

J’ai choisi ce métier – on peine d’ailleurs à le faire reconnaître comme un métier -…Très tôt dans ma vie, il y a eu Nicolas Barral et Nicolas Barral qui regardait Nicolas Barral.

Donc un peu schizo comme tout créateur.

Et surtout un sentiment de bien-être dès que j’avais un livre entre les mains. J’étais plus à l’aise avec la fiction qu’avec la vie. À huit ans, j’avais fait un roman illustré, avec le peu de vocabulaire et de technique dont je disposais. Avec Sur un air de fado, j’ai l’impression d’avoir réfléchi à voix haute. Comme créateur, j’ai besoin de m’approprier un sujet.

Vous le malaxez.

 On en sait un peu plus après l’avoir régurgité et on peut passer à autre chose. Je me souviens d’une exposition Giacometti que nous avions vue en famille à Landernau. J’avais mon petit calepin et j’ai compris Giacometti en dessinant du Giacometti. On devient un dessinateur ou un écrivain parce qu’on a besoin de mettre des images,  des mots ou des traits sur la réalité qui nous entoure. Après, on peut s’endormir. (soupir et sourire confondus).

Fulgurance et équilibre

Cette fameuse page 70 prouve à quel point vous avez intériorisé la situation, l’époque qui pourraient être transposés ailleurs.

Il y a parfois des fulgurances d’écriture. J’avais besoin d’une case de transition. J’étais assez content de cette trouvaille très raccord avec le reste. Quand on raconte une histoire, il faut que tout converge.

En laissant suffisamment de place au lecteur.

C’est pourquoi je voulais éviter d’être trop didactique, trop professoral. Les gens qui vivent en dictature n’intellectualisent pas forcément ce qu’ils vivent. Ils développent en revanche des stratégies pour se mettre à l’abri.

Fernando Pessoa, complexité et fluidité

Pessoa, les hétéronymes ? La dictature restreint l’espace de personnalité de chacun, Pessoa vit plusieurs vies.

Je suis venu à Pessoa par l’intermédiaire de ma femme. Pessoa trouvait absolument naturel d’être plusieurs. Il constatait qu’il n’était pas toujours le même au cours d’une seule journée. C’est pourquoi il ne concevait pas d’écrire de façon univoque. Il pousse vraiment loin en se créant des doubles avec des personnalités littéraires différentes et en alimentant des correspondances entre ces doubles. Dans différentes langues, différentes calligraphies.

Un héros « passe-murailles »

Dans tout régime politique, même « normal », il faut fixer l’identité des citoyens, avec des papiers d’identité, un numéro de sécu. La dictature pousse ce processus à l’extrême. Votre personnage principal, lui, échappe aux catégories définies qui enferment chacun. Par sa profession, son tempérament.

Je devais trouver une raison sociale qui permette à mon héros de naviguer dans tous les milieux. Par le serment d’Hippocrate, un médecin doit soigner tout le monde. Il a donc un patient auquel il rend visite à la police politique. Ça permet au scénariste d’ouvrir les portes de ce lieu maudit que les gens contournaient autant que possible. Je voulais aussi le mettre en porte-à-faux.

Il semble ne pas réagir. Quelqu’un demande s’il est communiste, socialiste, et un personnage répond « Égoïste ».

Ce type de régime réduit l’individu à sa plus simple expression. On pense avant tout à sauver sa peau. Même si on a un peu de culture, cela ne pèse rien.

L’esprit de la dictature: même une chaise ou bien son fabricant pourraient être jugés responsables d’un accident!

Dictature.Rapport de force et réduction des individus

On voit le professeur torturé. Le savoir est impuissant devant la force brute.

Tout le monde n’est pas autant attaché à la liberté. On est plus attaché à la liberté d’expression, par exemple, si on en jouit. Celui qui possède les mots, la capacité d’écrire, de réfléchir est attaché à la liberté d’expression. Dans les campagnes, le taux d’analphabétisme était très élevé, les gens y souffraient d’autre chose, d’un régime quasi féodal. De la difficulté de se syndiquer.

Tout le monde est réduit à la même chose mais sans moyen d’action commun.

Il y a eu heureusement des tentatives même si l’enseignement était un lavage de cerveau. Si la propagande et le conditionnement ne rentraient pas seuls, on les faisait rentrer à coups de règle. 

[Intéressante remarque qui souligne une image très forte : comment l’objet/règle participe à faire rentrer de force la règle politique, morale…Nous tairons la discussion concernant l’école, d’autant plus que les parents de Nicolas Barral ont été professeurs ! Il y est tout de même question de Daniel Pennac et de l’idée (poussée à la caricature par la taupe) que les enseignants devraient être recrutés parmi les anciens mauvais élèves.]

Un peu de La Boétie

Nous revenons de l’uniformisation des cerveaux en milieu scolaire à l’uniformisation qu’impose un régime de dictature. Vous posez la question « Comment les gens peuvent tolérer cette emprise ? On pense à La Boétie et au Discours sur la servitude volontaire.

Je fais dire à l’un de mes personnages que la liberté, c’est chiant. Certains, probablement, ne sont pas armés pour en profiter. Être libre, c’est être totalement responsable de ce qu’on fait, de ce qu’on dit. Le principe de la dictature est l’oppression. D’accord. Mais il y a aussi le consentement. Le populisme présente l’avantage pour ceux qui se sentent les exclus du système…

Comme le tortionnaire avec le prof…

… de prendre une revanche. La revanche du peuple contre les élites.

On a vu la même proposition en Chine et dans d’autres pays.

Parfois le consentement, obéir, est plus simple. Pas forcément pour les esprits les plus aiguisés et les moins conformistes. Je pense cependant que l’anti conformisme n’est pas l’attitude la plus répandue dans notre société. La démocratie permet à tous de s’exprimer, à ceux qui en ont le plus besoin de respirer. Même si notre régime n’est pas parfait, il me permet d’écrire ce livre sans subir de censure.

Nicolas Barral chez BD Fugue Annecy

Auteur à part entière, une libération

C’est votre premier livre en solo. Comment vivez-vous cette expérience ?

C’est une libération. Je portais en moi des tas d’envies plus ou moins « réprimées ». Quand on bosse avec un scénariste, on est forcément un peu aux ordres. Il m’est arrivé de travailler avec des tortionnaires. Mon déclic a été la lecture de Tabucchi. J’ai réalisé que la dictature, au Portugal ou transposée ailleurs, me permettrait d’exprimer un certain nombre d’obsessions. À force de bassiner les gens avec l’idée que je voulais être scénariste, d’enquiquiner les scénaristes avec lesquels je travaillais, il fallait que je me lance.

La dictature,un sujet fondamental

Avec un thème essentiel. Traiter de la dictature vous permet d’aborder l’âme humaine, les choix fondamentaux, les relations de tous ordres.

Je vois comment je fonctionne. Parfois les décisions sont assez lourdes à prendre. Assez simples à identifier mais lentes à être mises en œuvre parce qu’il faut vaincre un certain nombre d’empêchements, de complications. Parfois il faut trahir pour avancer dans la vie.

De la suite dans les idées

Vous parliez de libération. On peut donc imaginer que cet élan va entraîner une suite, d’autres productions purement personnelles.

J’ai envie de continuer, oui. La relation fraternelle s’interrompt à la fin du livre. Loin des yeux…Pas forcément loin du cœur. Que reste-t-il de cette relation quand les gens s’éloignent géographiquement ?

De la fiction à l’introspection

Vos deux frères sont presque les deux versions opposées d’un même personnage. Qu’est-ce qui fait qu’on passe d’un côté ou de l’autre ?

Je ne l’ai pas vraiment tranché. Je n’ai pas forcément envie de ranger les outils… Il y aussi une question de transmission. Le dialogue avec mes enfants n’est pas toujours direct. Je sème des petits cailloux dans ce que j’écris. Il y a aussi un dialogue indirect avec mon frère. Dans les relations « habituelles » il faut du temps pour faire baisser la garde. La distance liée à la fiction m’a permis de faire passer des messages à mon frangin.

Chaque membre d’une fratrie détient une part de vérité sur la famille. Élevés sous le même toit, par les mêmes parents, on n’observe pas la même chose pour toutes sortes de raisons. Nous avons commencé à discuter, mon frère et moi, il a lu le livre, mais si la vie ne permettait pas de poursuivre la discussion…Il faut inventer un autre mode de fonctionnement parce qu’on n’est plus aussi fusionnels à cinquante ans que dans l’enfance. Il est très difficile de parler très directement. Les réunions de famille créent une espèce d’écran qui fait qu’on va soigneusement éviter de parler de l’essentiel. Certaines colères s y’expriment à propos de détails sous lesquels je devine les raisons sous-jacentes. J’aspire à des moments de véritable intimité qui permettent de faire le point. Savoir qu’on peut compter sur son frère fait partie de l’équilibre.

L’enfance

Votre livre retisse ce lien fraternel grâce à des allers-retours dans l’enfance.

L’enfance est la matrice. La mort tragique d’un enfant est utile au scénario. Elle est un élément déclenchant. La mise en scène de cette mort exprime la hantise du parent que je suis par rapport à sa progéniture. C’est une manière d’exorciser les choses. Ce petit garçon est formidable. Il donne une leçon. La maturité apporte un regard plus sage sur la vie mais on a perdu au passage la force de l’enfance.

Le créateur cherche à concilier tout ça ? À ne rien perdre ?

Nous avons parlé de Pessoa. Ce n’est pas parce que j’ai 55 ans que je n’en ai plus 50, ou 40. Le petit garçon, c’est celui que Fernando a cessé d’être. Leur rencontre lui permet d’aller chercher en lui cette fraîcheur disparue qui est nécessaire pour entrer en lutte. Il faut aller chercher en soi le rebelle qu’un jour on cesse d’être parce qu’on compose, on s’installe dans la vie. Il faut retrouver ce qu’on a perdu.

Le fado

C’est une forme de nostalgie qu’exprime le fado et que l’on retrouve en vous ?

Peut-être. L’un de mes personnages dit « Je suis veuf, j’ai la nostalgie de ce que j’ai eu. Vous, vous avez la nostalgie de ce que vous n’aurez jamais. » C’est ça, le fado ! Cet entre-deux d’insatisfaction.

À la fois attachement au réel et distanciation.

L’émotion qui va avec la nostalgie échappe à l’intellect. Quand la bouffée de nostalgie vous prend, elle est l’expression d’une émotion pure. On passe sa vie à essayer de découvrir qui on est. Mon personnage qui souffre d’une espèce d’anesthésie émotionnelle décide enfin de couper le cordon.

C’est pourquoi une suite s’impose. L’intérêt de Sur un air de fado est encore accru par cette conversation qui ajoute une profondeur très personnelle au livre.