Palais Lumière : l’esprit du lieu

Palais Lumière : l’esprit du lieu

22 avril 2025 0 Par Paul Rassat

Rencontre avec William Saadé au Palais* Lumière d’Évian. Il est bien sûr question de l’exposition en cours Paris Bruxelles 1880-1914 Effervescence des visions artistiques ; mais l’échange permet d’aller plus loin, d’inscrire cette exposition dans une démarche, dans un esprit qui relie l’art, l’Histoire, la société et la dimension humaine.

Au fil des expositions se dégage quelque chose. L’architecture du Palais Lumière pourrait être imposante, elle est se révèle accueillante. Elle permet un jeu de convivialité, d’humanité qui accompagne toutes les expositions.

Le bâtiment n’occupe plus sa fonction initiale. Il héberge une bibliothèque, c’est-à-dire une relation intime entre le livre et l’individu. C’est le rapport à l’écrit qui demeure important dans notre société fondée uniquement sur les nouvelles technologies, sur l’intelligence dite artificielle. Le bâtiment permet cette relations à l’intime et à des valeurs partagées.

C’est l’esprit des expositions, c’est celui que j’ai voulu proposer et développer et que la ville a accepté. Quelle que soit ta vie personnelle ou professionnelle, le plus important est le lien que tu entretiens avec d’autres individus. Le lien affectif, la sympathie que tu peux entretenir avec des personnes de toutes catégories sociales, de toutes nationalités et de toutes cultures. C’est ce qui fonde une vraie société.

C’est le reflet de ton esprit, de ta façon d’être.

Oui, fondamentalement. Et j’ai eu la chance extraordinaire de trouver ici, dans l’équipe,  des gens fabuleux qui partagent ces valeurs. On le ressent immédiatement dans les relations personnelles. On parle de contenu, de projets mais on décode immédiatement la façon dont la personne reçoit ou non le propos . On est  dans cette convivialité qui échappe au comportement social : on peut dire les choses avec beaucoup de franchise. Cette franchise, cette solidarité humaine permettent d’avancer très vite dans les projets.

Lorsque l’on est spectateur et que l’on voit exposées les œuvres de Picasso ou d’artistes aussi renommés, on ressent cette proximité. Tout nous paraît accessible, sans barrières.

Oui. Le préalable à tout projet, ce sont ces relations humaines, cette complémentarité, cette compréhension mutuelle qui me sont indispensables, quel que soit le statut de la personne avec laquelle je travaille.

Ensuite, puisque l’on a fait appel à moi pour être conseiller artistique et commissaire général, le deuxième principe est d’établir cette relation à l’architecture. Pas d’agressivité, pas de volonté de s’affirmer. Il n’y a rien à démontrer.

Le troisième aspect consiste à tenir compte de l’esprit et de l’histoire des lieux. Évian est une toute petite ville qui s’ouvre au XIX ème siècle au point d’être connue dans le monde entier. Elle accueille des maharajas, le prince Takamatsu, frère de l’Empereur du Japon qui est aussi reçu par le président de la République française, par le roi d’Espagne, par le roi d’Angleterre. Il vient rencontrer les grands de ce monde pour tenter d’éviter la seconde guerre mondiale. L’Histoire du monde entier est ainsi reliée à Évian, même si son frère, l’Empereur Hirohito ne suivra pas ses conseils. Il est fondamental de le savoir et il m’a paru évident de préparer une exposition sur le Japon, en relation avec le prince Takamatsu et ces lieux.

Il faut se rappeler qu’Évian a été, est toujours un lieu de rencontre international. Les accords d’Évian, les rencontres franco-allemandes. Évian a été aussi un lieu important qui a permis à des centaines d’enfants juifs de s’échapper grâce à un réseau constitué principalement de Résistantes. Il faut souligner le rôle des femmes dans la Résistance.

Les expositions sont donc en relation non seulement avec les lieux, mais avec cette époque où la ville devient connue dans le monde entier. La démarche artistique ne pouvait pas être de se référer à l’antiquité gallo-romaine, ou au monde contemporain comme j’ai pu le faire à Annecy. Travailler sur cette période s’imposait. En gros, des années 1860 à peu de temps avant la seconde guerre mondiale, en relation avec l’image d’Évian et son interaction avec  les grands mouvements artistiques de cette époque.

Il y a une approche supplémentaire : montrer que des artistes, des écrivains se sont rendus à Évian. Rodin a travaillé à La Sapinière. D’où une exposition avec le musée Rodin. Pour l’exposition Ferdinand Hodler nous avons bénéficié d’un prêt du musée d’Orsay. Hodler est plus connu en Suisse mais on a retrouvé la trace de son travail ici. Ce petit point sur la carte du monde, la ville d’Évian, est en relation historique, artistique, culturelle et humaine avec le monde.

J’en arrive à l’exposition en cours, Paris Bruxelles 1880-1914 Effervescences des visions artistiques. Dennis Cate a beaucoup œuvré au musée de Montmartre. Il m’a contacté pour me proposer cette exposition extrêmement intéressante qui permet des regards croisés dépassant le seul point de vue artistique : la transformation de la société, les interactions avec le monde. La vision de la Bretagne  vers 1880/90 est un peu caricaturale ; un peu comme celle que des artistes français ont pu avoir sur le Japon. Cette notion de regard de l’autre est complètement d’actualité, ce regard sociétal que l’on peut avoir en 2025 sur d’autres mondes culturels. Il peut être le même aussi bien sur quelques centaines de kilomètres que sur cinq mille kilomètres. Même si la société n’est pas exactement celle que l’on voit à travers les œuvres, c’est une société en plein changement. C’est pourquoi les œuvres exposées ici montrent ce changement lié au développement de l’industrie et aux questions de migration.

Mon histoire personnelle me rend très sensible à cet aspect. Mon père vient du Liban, marié avec une Française d’Auvergne : ça introduit des questions contemporaines. Je suis moi-même métis. On sait qu’au Liban les gens se déplacent depuis des millénaires. Ils sont des navigateurs. Il faut considérer aussi que les Américains blancs sont eux-mêmes des migrants.

Cette interaction entre le monde artistique et le monde sociétal m’intéresse particulièrement, jusqu’à l’époque contemporaine. Elle permet d’interroger les visiteurs, en particulier les jeunes, sur leur propre rapport au monde, de plus en plus difficile. Le rejet actuel de la science et des chercheurs rend la situation encore plus dramatique.

Sous des formes anarchistes de contestation de l’ordre établi, dans tous les domaines, à la fin du XIX ème siècle, les artistes ont pu jouer un rôle fondamental. L’exposition actuelle montre comment certains courants artistiques oubliés par les historiens, par une forme d’académisme de la pensée annoncent tous les grands courants contemporains. Avec de grands noms, nous faisons voisiner des artistes complètement ignorés. Nous faisons alterner des collections privées, comme celle-ci, avec des collections de musées. Un collectionneur privé n’est pas forcément focalisé sur des grands noms mais guidé par sa passion, par un lien affectif que nous essayons de rendre ici, au Palais Lumière.

Le public n’est pas « écrasé » par une hiérarchie des œuvres qui le dominerait du haut des cimaises. On retrouve le sérieux, la tendresse, l’humour qui animent la conversation avec toi ou avec Dennis Cate.

Je pense aussi  qu’on retrouve cette liberté d’esprit à l’époque que nous traitons. Les artistes, les plasticiens, écrivains, compositeurs avaient surtout envie de faire avancer les choses, dans une approche affective et anarchisante qui pouvait entraîner des collaborations entre artistes aujourd’hui reconnus ou ignorés. Peu importe ! Ils partageaient la même passion.

Alors qu’aujourd’hui, on compartimente tellement l’éducation, tout enseignement, qu’il faut suivre une formation pour apprendre à travailler en équipe.

Ajoutons-y l’importance écrasante des biens matériels. Au fond, ce n’est pas le pouvoir qui compte, mais la relation humaine. Celle-ci peut se traduire à travers des formes d’expression artistique.

Les expositions à venir ? L’une d’elles sera consacrée aux Héritiers de Hodler parce qu’on sait, grâce à une immense restauratrice,  que Ferdinand Hodler avait fait des peintures au théâtre d’Évian. Sarah Bernhardt  sera exposée à travers une collection privée. Le Japon ensuite en lien avec le prince Takamatsu. Si chaque exposition ressemble à une enquête avec des spécialistes du sujet, le rôle final du scénographe est déterminant, ainsi que l’entente de toute l’équipe.

Paris Bruxelles 1880-1914…

Japonisme, Art Nouveau, Paris, Parisiens, banlieue et campagne, Nus, Symbolisme, Montmartre Chat Noir Incohérents, Bretagne et Pont-Aven, Nabis, Néo-Impressionnisme, Les  XX, Le portrait : autant de thèmes traités et montrés par l’exposition, sachant que biens des croisements sont possibles entre ces différents thèmes.


À voir au Palais Lumière d’Évian jusqu’au 4 janvier 2026

* Palais : « demeure d’un roi », nous dit le dictionnaire. Mais aussi  » ensemble des personnes qui y vivent ». Le palais, en somme, ce sont les gens.