Paysages sous Tensions // Exposition, déambulation
17 avril 2021Impossible de rendre compte de toute l’exposition. En voici l’esprit présenté par Pauline Boucharlat et deux des artistes qui composent le parcours proposé.
Le cheminement artistique
Pauline — J’ai conçu cette exposition comme se fait mon travail d’artiste. J’explore une thématique, je lis, je fais appel à des artistes. L’exposition est un peu un carnet de notes de mes recherches pour mes propres œuvres. Une constellation de pensées, de mots. Ce sont d’ailleurs les carnets de notes d’Antoine Perez autour de son œuvre La Forêt qui nous accueillent dans cette exposition. Il s’agit de mettre en espace des œuvres, des pensées, des axes thématiques qui se recoupent ou bien sont au contraire en tension. La transmission au public lui permet de créer un chemin entre ces œuvres.
Effectivement, cet entrelacs, ce tissage de mots, d’idées invite à une ouverture. Le spectateur peut continuer à combiner les éléments à sa manière.
Au lieu d’avoir un plan d’exposition, je propose ce jeu qui permet d’échapper à un cheminement prédéfini dans l’espace. Chacun fait le choix qu’il souhaite et crée des liens en conséquence. Le spectateur est invité à déambuler librement dans l’exposition.
Arborescence
Nous sommes accueillis par cette image de la forêt qui représente une intelligence en arborescence et un fonctionnement en symbiose entre les arbres, le mycélium, faune et flore.
J’avais entendu Antoine Perez parler des cohabitations nécessaires au développement d’une forêt. Il rappelle que nos forêts ont évolué suivant l’organisation d’une pensée essentiellement fonctionnaliste et dans un but utilitaire alors que la préservation dépend de la diversité et de l’autogestion.
On rejoint la notion de permaculture qu’on peut transposer dans le social, dans l’humain.
Les œuvres sont des métaphores de la pensée ou du fonctionnement du vivant. Très souvent. Ceci permet d’échapper à un angle purement informatif ou démonstratif. Elles abordent des questions sociales ou géopolitiques précises dans un questionnement plutôt que dans un commentaire ou sous une forme documentaire.
L’art interroge
On rejoint la philosophie qui consiste plus à poser des questions qu’à apporter des réponses.
Nous voyons là l’importance de l’art et du contact de l’œuvre avec le public, surtout en ce moment !
L’art contemporain participe de ce questionnement en prise avec notre société.
Le peintre a toujours pris position. Depuis le début du 20° siècle ceci s’est accentué. L’artiste est un flâneur au sens baudelairien du terme : il est dans la société, il y participe. C’est une contradiction que d’enfermer des artistes dans des lieux consacrés à l’art contemporain mais ils se préservent peut-être ainsi d’autres images.
Le virus nous impose une distanciation. L’artiste est à la fois dans et un peu à distance de la société. Pour être encore plus en prise il lui faut du recul.
Il fait un pas de côté par rapport au flux des images pour voir et montrer autre chose, différemment. C’est le cas avec Francis Alÿs qui est à Kaboul en 2011. Il filme l’Afghanistan encore en guerre, y réalise des documentaires. La video qui est projetée dans cette exposition est d’un autre ordre. Francis montre le quotidien des enfants qui jouent alors que le territoire est déchiré. Il les regarde être malgré tout. Ce ne sont donc pas desimages médiatiques dont l’impact s’émousse au fil du temps. Il ne s’agit pas de cet instantané aussitôt oublié. Francis Alÿs joue sur la temporalité, demande au spectateur d’être attentif, impliqué.
Thomas Benard
Thomas propose une installation video intiulée Courir après les roches. Trois videos défilent en même temps sur trois écrans voisins. Elles participent à la création d’un film en cours de réalisation sur les chutes de roches dans les Alpes, les éboulements. Elles mêlent réalité et fiction, avec une dimension mythologique. Thomas Benard filme les chutes de roches et donne aussi le point de vue des hommes qui « apprennent à courir plus vite que les roches. » Ces trois videos pourraient être considérées, avec humour, comme des roches échappées du film qu’elles ont concouru à fabriquer. S’il s’agit de destruction des montagnes, les images construisent une autre réalité. Assemblage, construction, montage, destruction et construction, voici le mouvement que crée Thomas.
Combiner différentes réalités
— Le film que je réalise montre comment on perçoit les massifs rocheux, l’imaginaire qui est né de cette perception au fil des siècles alors que la science s’intéresse essentiellement à la matière.
Votre film précise les lieux ? Vous laissez plutôt le spectateur libre d’imaginer ?
Ça se passe dans plusieurs endroits des Alpes, sans indications géographiques. J’aime bien construire des lieux qui représentent une idée. Je pars d’ailleurs de contes, de récits, de témoignages d’histoires plus ou moins vraies. Je confronte ces histoires à une mythologie de la montagne. Longtemps elle a fait peur. Elle était le domaine du diable. Les croix et les Vierge implantées par le christianisme ont marqué une victoire. L’alpinisme a permis de vraiment surpasser la peur inspirée par la montagne, la force de l’orage, les histoires de pétrification.
Un travail en construction permanente
La réalité actuelle est que les Alpes s’effondrent avec une grande rapidité. En confrontant récits et réalité, une scène médiane de mon film va montrer des gens qui apprennent à courir plus vite que les roches. Je m’inspire d’une histoire italienne. Un berger dévale plus vite que les roches pour prévenir les villageois de l’éboulement en cours et y parvient. On y croit ou non, le récit existe. Chaque fois que je réalise un film, je fais des essais, je joue avec les images. Tout se construit au fur et à mesure, images, son, combinaisons. Les trois videos que je montre à La Brava font partie de ce que j’appelle mes croquis. Ils me permettent de définir la tonalité, le rythme de mes films, de plonger au cœur du sujet alors que l’écriture maintient une distance. Là, je plonge dans la matière et le son la rend encore plus vivante.
Damien Guggenheim Le Colosse
Damien — Un personnage penché devant un paysage de forêt se bouche le nez. C’est la première vue que l’on a en arrivant. Quand on passe à l’arrière du décor, la vue est inversée. Les arbres sont devant et le personnage surgit derrière eux comme un géant. Le changement d’échelle produit un effet de colosse.
Je suis intéressé par la théâtralité et par les questions liées au récit, par les moments d’enclenchement, de renversement. Ici, l’inspiration vient du colosse de Goya qui représente l’effraction de l’Histoire dans le paysage. Celle-ci est amplifiée par les dimensions du personnage. C’est une dialectique entre un paysage paisible et les conquêtes napoléoniennes qui rasent tout. Le colosse est aussi une variété du double et de son ambigüité. Il est promesse de survivance et menace de mort anticipée.
La notion de double, d’opposition enrichit l’interprétation
Cette dimension du double semble d’ailleurs indispensable à la création.
L’œuvre peut être considérée comme un double qui se détache du sujet. La figure se bouche le nez pour une cause qui n’est pas montrée. Il faut supposer un hors champ. C’est le même phénomène que les effets de la terreur chez Poussin. On retrouve aussi chez lui des éléments énormes qui relèvent ainsi de la mythologie. Le personnage qui se bouche le nez renvoie à nombre de peintures médiévales représentant la résurrection de saint Lazare. Un cadavre qu’on déterre pue. Ceci crée une opposition avec les gens émerveillés par ce miracle. Se pose ainsi la question du rapport à l’image, à la croyance.
Perspectives
En somme, L’Histoire pue. À chacun d’imaginer pourquoi. L’installation de Damien Guggenheim fait écho au livre de Bernard Lahire « Ceci n’est pas qu’un tableau, essai sur l’art, la domination, la magie et le sacré ».L’auteur y traite de l’articulation entre le sacré et le profane ainsi que de Nicolas Poussin.
Les artistes exposés
Outre ceux d’Antoine Perez, de Francis Alÿs, de Thomas Benard, de Damien Guggenheim,Paysages Sous Tensions propose des travaux d’Ismaïl Bahri, de Taus Makhacheva, de TC McCormack, de Roman Signer et de Richard T. Walker.
La réalité ? Quelle réalité ?
Au fait, la relation entre la réalité et la fiction (ou l’imaginaire) ne serait –elle pas un peu faussée par une vision strictement utilitaire de la réalité ? Dans ce cas, l’art serait cette respiration indispensable pour échapper à une vision binaire du monde liée à la notion d’un progrès purement matérialiste et univoque. Pour trouver la tension juste qui permet de créer de vrais liens.