Perfection / personnalité
24 novembre 2025Troisième volet de la conversation avec Thierry Saint-Solieux sur la musique enregistrée. Qu’est-ce que la perfection ? Cet échange en rappelle un avec Jean Girel, céramiste et maître d’art. Tourner une pièce parfaitement ? Elle donnerait l’impression de sortir de l’usine. Lui ajouter volontairement quelques défauts pour faire vrai ? Ce serait tricher, comme ces fabricants de pâtes alimentaires dont les moules font croire que les produits sont artisanaux. Jean Girel préfère « être la matière », ne pas lui imposer une volonté superflue. (Photo © Christophe Rassat)
Atypique
Thierry — Mais à côté [de ces versions enregistrées qui s’imposent comme des évidences de perfection], il y a des tas de versions. Dans certaines, les musiciens se trompent beaucoup et, par moments, touchent au sublime. Ansermet, avec l’Orchestre de la Suisse romande a créé du Manuel de Falla, des œuvres russes. On se dit Ansermet = musique russe …Mais il a enregistré aussi les Symphonies de Brahms alors qu’il y avait déjà des dizaines de réalisations, par Karajan, par des chefs allemands, autrichiens. Le résultat est passionnant parce que le son de son orchestre est différent, atypique.
C’est dans cet esprit que je vois les choses.
Le génie des imperfections
Un exemple plus récent. Schéhérazade de Rimsi-Korsakov. On cite en général des interprètes russes, des orchestres américains. L’une des plus belles versions que je connaisse est celle de l’Opéra de Paris dirigé par Chung Myung-whu lorsqu’il était son directeur musical. On atteint une perfection instrumentale à laquelle s’associent un esprit, une chaleur, une couleur, une architecture…Pourquoi on n’en parle pas ?
Je reviens au résultat génial malgré quelques imperfections. Gregor Piatigorsky a été un immense violoncelliste. Tout jeune et encore inconnu, il donne un concert en présence de Pablo Casals. Il est tellement ému de savoir le maître dans la salle qu’il fait des fausses notes, il se plante alors qu’il aurait rêvé de parler à Casals. Des années plus tard, Piatigorsky est connu et dit à Casals : « Maître, j’avais honte ce soir-là, je n’ai même pas osé me présenter devant vous. » Casals prend son violoncelle. « Ce passage, tu l’as fait comme ça, et celui-ci comme ça… J’ai reconnu un grand musicien. » Deux, trois notes suffisent.
C’est comme le coup de sabre d’un samouraï.
Entre la banalité et le sublime, la frontière est très étroite.
L’art du vagabondage
D’où vient ton approche de la musique ?
Je suis un amateur. Je peux vagabonder et j’ai une connaissance encyclopédique. J’ai grandi au milieu des disques. Une anecdote. Je m’étais détourné de la musique classique. En première j’ai fait la connaissance d’une fille de qui je suis tombé formidablement amoureux. Elle n’écoutait que de la musique classique ! Alors j’ai révisé mes classiques. Finalement la fille est partie mais la passion est restée.
Je me souviens très bien du premier disque que j’ai acheté, et même de l’odeur de la colle.
On revient à la relation avec l’objet.
Oui, je le répète, la notion d’objet et de rituel a beaucoup d’importance. La relation n’était pas la même avec le CD lorsqu’il est apparu.
J’ai commencé à lire des revues sur la musique classique. Il y avait alors parmi les journalistes des personnalités très fortes et iconoclastes. Ils exprimaient un avis très personnel, citaient des enregistrements dont on ne parlait pas comme étant de l’artisanat sublime ; conseillaient de les écouter. Ce que je faisais. « Oui, effectivement, il faut aller hors de s sentiers battus ! » Prenons l’exemple de La tribune des disques, à la radio. Au sortir de la guerre, ce sont des musiciens, des musicologues, des journalistes de légende, mais ils ont une vision académique. Aujourd’hui, ils passent un disque à l’aveugle. Un extrait. « Ça vous a plu ? » Alors on passe le disque et on dit ensuite de quoi et de qui il s’agit. Écouter une œuvre à travers différentes interprétations, c’est comme regarder une sculpture sous différents angles, avec des yeux différents. C’est la même et ce n’est plus la même. Lors d’une émission, tout le monde jugeait nulle une interprétation, Jean-Michel Damian a répliqué : « Moi, j’aime bien. » Le droit à la différence.
