Pessoa Barral Pessoa

Pessoa Barral Pessoa

6 mai 2025 0 Par Paul Rassat

Nicolas Barral, dans une conversation que nous avons tenue lors de votre passage chez BD Fugue Annecy, pour Sur un air de fado, vous avez dit : « . Je suis un auteur. Pourquoi ? D’autant plus que j’emmerde mon entourage, je suis inquiet… J’ai choisi ce métier – on peine d’ailleurs à le faire reconnaître comme un métier -…Très tôt dans ma vie, il y a eu Nicolas Barral et Nicolas Barral qui regardait Nicolas Barral… J’étais plus à l’aise avec la fiction qu’avec la vie. À huit ans, j’avais fait un roman illustré, avec le peu de vocabulaire et de technique dont je disposais… » Pessoa apparaît dans Sur un air de fado. Il était donc naturel que suive L’intranquille Monsieur Pessoa.

Images tirées de Sur un air de fado

 L’idée de faire un livre mettant en scène Pessoa me trottait dans la tête depuis ma lecture de « Une malle pleine de gens », l’essai que lui a consacré Antonio Tabucchi. Et puis il y a eu cette rencontre physique avec Pessoa, un regard échangé avec son portrait en couverture du livre que lui a consacré sa nièce Manuela Nogueira « Pessoa, images d’une vie ». Il y avait dans ses yeux une mélancolie que j’ai reconnue, une intranquillité que je décèle sur certaines photos de moi prises en famille qui révèle que je ne suis pas au diapason des autres. J’ai eu envie d’approfondir ma connaissance de cet étrange personnage qui s’est réinventé plusieurs fois au travers de ses fameux hétéronymes. Qu’y avait-il chez lui à l’origine de cette intranquillité ? En m’intéressant à lui, qu’avais-je à apprendre de moi ? Et puis je me suis aperçu que Pessoa me fournissait l’occasion de répondre à la question de savoir pourquoi on écrit, pourquoi on lit, et quel est ce fil qui relie l’auteur à son lecteur. Pessoa a une formule que je trouve assez juste à ce sujet. « La littérature est bien la preuve que la vie ne suffit pas ».

 Il y a souvent discussion sur la limite entre génie et folie. Comment tranchez-vous à propos de Pessoa ?

 Pessoa s’est lui-même posé la question au point d’être allé consulter un psychiatre. Point de pathologie derrière les amis imaginaires. Plus que de folie, il convient donc plutôt de parler de génie, de l’intuition géniale que l’individu peut se sentir à l’étroit en lui-même, et que la solution est d’accepter d’être plusieurs. Pessoa a voulu embrasser toutes ses contradictions, ce qui l’a conduit à se faire le dramaturge d’un théâtre littéraire dont il endossait tous les rôles, chaque hétéronyme (Alvaro de Campos, Alberto Caeiro, Bernardo Soares) finissant, au fil du temps, par prendre son autonomie. Cette gymnastique intellectuelle n’est pas très éloignée de l’exercice auquel le scénariste que je suis s’adonne en faisant dialoguer ses différents protagonistes. Chacun d’eux me permet de faire entendre une voix différente. Ici, Simão Cerdeira, le journaliste chargé de rédiger la nécrologie de Pessoa, est sans doute le personnage qui est le plus proche de moi mais je ne peux pas tout lui faire dire. Ses traits de caractère, les qualités dont je l’ai doté, et il en va de même pour tous les autres acteurs de l’histoire, lui confèrent une forme d’autonomie de pensée. Les personnages font office de masques pour l’auteur qui, loin d’être un obstacle à la vérité, lui permettent de l’exprimer dans toutes ses nuances.

Dans Une affaire de style Denis Grozdanovitch cite Pessoa : « On descendait à la plage par un escalier primitif…Et chaque fois que je descendais ce vieil escalier… je sortais de ma propre existence, pour me retrouver. » Grozdanovitch établit une différence entre le moi social et superficiel et un moi « plus profond, plus authentique ». Est-ce le cas avec Pessoa, qui se prend en « flagrant délitre » mais qui déclare : « Ma journée ? Un mur d’ennui hérissé de tessons de colère. »

Oscar Wilde disait « Donnez-moi un masque et je vous dirai la vérité. » On touche là à l’essence-même de l’écriture. Révéler les vérités enfouies puis recomposer le puzzle éclaté de ses émotions pour en retrouver le contrôle. Pessoa était un écrivain de la sensation. Il éprouvait le besoin de mettre des mots sur les pensées parasites qui l’envahissaient, puis il les classait, et si elles ne rentraient pas dans la « case » Pessoa, il ouvrait un nouveau dossier nommé Alberto Caeiro, le poète païen, ou Ricardo Reis, l’épicurien, ou encore Bernardo Soares, ce modeste employé de bureau auquel il attribue la paternité du « Livre de l’intranquillité». L’intranquillité, néologisme créé pour traduire le mot « desassossego ». Plus que l’inquiétude qui en serait la traduction littérale, « desassossego » désigne l’agitation intellectuelle qui habitait Pessoa, le rendant inapte à vivre au présent sans verser dans le commentaire intérieur permanent.

 On retrouve un ballon dans vos deux livres. Un objet n’est pas seulement un objet, chaque chose, chaque personne est plurielle, reliée à un contexte qui lui donne sens.

 Le ballon permet à l’enfant de développer l’adresse qui lui sera nécessaire pour négocier avec son environnement. Il ne rebondit jamais de la même manière, va rarement là où lui dit d’aller, et les rares fois où il atteint son but, il procure un sentiment de joie très éphémère. Sa pratique peut être solitaire, révélant l’enfant qui rechigne à se trouver des partenaires de jeu, la passe témoignant au contraire de la compétence à s’en remettre aux autres pour gagner la partie. Chaque enfant y projette son propre monde intérieur. Tout objet, lorsqu’il devient fétiche, contient bien plus que sa valeur marchande. Un cadeau est fourni avec le fil invisible qui relie celui qui reçoit à celui qui offre. Lâcher le ballon, c’est ici couper ce cordon.

 L’idée de la nécrologie ( alors que Pessoa est encore en vie) pourrait paraître sordide. Comment vous est-elle venue ? Non seulement elle n’est pas sordide, mais elle baigne les derniers jours de Pessoa d’une forme de tendresse respectueuse qui accompagne sa solitude. Est-ce ce que vous avez voulu exprimer ?

 J’ai longtemps tourné autour de la bonne forme à donner à mon récit. Puis je me suis souvenu de Citizen Kane. Dans le film de Welles, un journaliste cherche à élucider le sens du mot « rosebud » prononcé par Charles Foster Kane sur son lit de mort. J’ai repris ce principe, à la différence près que mon journaliste, Simão Cerdeira, côtoie un Pessoa qui n’est pas encore mort. En rassemblant les témoignages des familiers de Pessoa, il compose petit à petit un portrait sous forme de puzzle, qui se veut objectif, laissant au lecteur, dont la connaissance du personnage s’étoffe au fil des pages, la possibilité de se faire lui-même sa propre opinion. Mais ces témoignages croisés ne disent pas tout de l’homme qui se définit aussi par son univers intérieur. Garder en vie Pessoa me permet d’esquisser à mon tour un portrait plus intime. Je souhaitais entraîner le lecteur dans les pas de Pessoa, lui fournir une paire de lunettes à réalité virtuelle pour lui faire voir le monde à travers les yeux du poète. Pessoa vivait essentiellement dans sa tête.

  Votre dessin est « semi-réaliste ». Précis, mais le trait épais crée une forme de distance . C’est un « double jeu ? »

 C’est un trait que j’ai inauguré avec Sur un air de fado. Il est un fait que je ne dessine pas de la même manière quand je suis l’auteur de mes propres scénarios. Un exégète pourrait d’ailleurs constater que mon dessin s’adapte aux différents univers que j’ai pu aborder au fil de mes différentes collaborations. Y aurait-il plusieurs Barral ? L’orthonyme qui dessinerait au plus près de l’auteur, et les hétéronymes pour faciliter les pas de côté ? Ce serait sans doute pousser un peu loin l’identification avec Pessoa. Mais sa fréquentation a permis à un pan de ma personnalité, qui s’était tu jusqu’ici, de s’exprimer. De sorte qu’il ne serait pas insensé d’affirmer à propos de ce livre, « Monsieur Pessoa, c’est moi. »