Philippe Pollet-Villard, rencontre et conversation
26 juillet 2024Une première rencontre avait eu lieu pour la présentation du dernier film de Philippe Pollet-Villard à Annecy. Nous avions décidé d’approfondir l’échange car mon interlocuteur correspond à merveille au profil qu’affectionne tout particulièrement Talpa : pensée en arborescence, autodidaxie et curiosité permanentes, oxymore qui se joue des cases préétablies.
Le chalet de Philippe se trouve dans les parages de Manigod. Rendez-vous a été pris à la rencontre de la route et du chemin caillouteux et inégal qui y mène. Le 4X4 s’impose, il ne relève pas ici d’un statut social. Philipe Pollet-Villard n’est pas dans le paraître. Pendant la conversation, le paysage voilé un moment par la brume et les nuages apparaît soudain. Les montagnes enneigées forment un écrin qui renforce l’impression de cocon apportée par la chaleur règnant dans le chalet, due au feu, au bois de la construction et à la simplicité de l’aménagement. Aucune tentative de décoration. Tout concourt à une véritable conversation. Jusqu’à la simplicité bienvenue du repas : fromage, œufs durs, noix, un peu de vin. Frugal, vrai et réconfortant.
Vous êtes autodidacte et vous dites avoir été un cancre. Vous le revendiquez.
On a intérêt à revendiquer ses défauts, ou plutôt ses lacunes. C’est là que nous sommes personnels, particuliers et que l’on a des droits. En tant qu’autodidacte, mon droit est de m’exprimer à ma manière. Ce n’est pas celle des grands écrivains.
Vous n’avez pas été formaté par l’école.
Non, parce que j’ai arrêté très tôt, en 4°, avec un niveau qui ne devait pas être loin de celui de la 6°. Je n’étais pas idiot pour autant, mais j’avais une réelle incapacité à me concentrer, à rester assis toute la journée et à écouter quelqu’un parler. Ce sont des réactions que l’on peut mettre directement en relation avec un contexte familial, avec la place que l’on a dans une famille. Peut-être nous a-t-on donné trop de place ? Je crois qu’un enfant normalement élevé, au risque de passer pour un pétainiste, apprend que le travail est une valeur, qu’on peut être fier d’avoir travaillé, fier d’avoir atteint un objectif quel qu’il soit, que ce qui compte est de s’engager dans le travail. Peu importent les diplômes, on peut déjà être fier de l’engagement. Cette part d’éducation est très paternelle.
C’est ce qui vous a fait défaut ?
Si je mets de côté la possibilité d’une tare génétique parce que mon père était déjà un trublion, un enfant difficile à canaliser parmi cinq garçons, ce qui faisait de lui un personnage très en joie, très copain et très queutard, dans la jouissance. Génétique mise de côté, j’ai été élevé par ma mère qui n’avait jamais vu en vrai le visage de son père. Il y avait simplement une photo de lui à l’âge de dix-neuf ans sur la cheminée. Quand je suis né, elle a peut-être vu pour la première fois le visage de son père.
C’est une sorte de transfert.
C’est en tout cas ce que je me dis. Ma mère avait un problème d’identité qui l’a poussée à me survaloriser. Elle avait été abandonnée par sa mère puis détestée, mortifiée par elle lorsqu’elle l’a récupérée. Le père, lui, était une sorte de figure mystérieuse. Oui, je pense que, lorsque je suis né, elle a vu pour la première fois le visage de son père. Je le dis parce que ma mère l’a retrouvé alors qu’elle avait soixante-dix ans et lui quatre-vingt-neuf. J’ai été le premier à voir le visage de cet homme qui se trouvait dans une maison de retraite de la banlieue parisienne. J’ai vu pour la première fois le visage de ma mère dans le visage d’un homme et pour la première fois mon visage de vieil homme. J’ai serré la main de cet homme, serré au vrai sens du terme ; nous avions exactement les mêmes mains.
J’étais pour ma mère un enfant vénéré, qui est devenu rapidement un enfant à problèmes, même physiquement puisque j’étais prognate, j’avais les pieds tordus, un déséquilibre facial très net. Ma mère avait quand même le désir que je m’en sorte et m’a poussé vers la possibilité de devenir dessinateur, un artiste. C’est ce que je me raconte.
Vous êtes adulte, reconnu, y a-t-il toujours en vous ce type de fonctionnement ?
Je suis quelqu’un de très perdu . Je me cherche en permanence. Je pense avoir hérité ça de ma mère et de l’absence du père aussi. Je pense que je cherche en permanence qui je suis et où est ma place.
Ce manque est-il la cause de la créativité ? On peut y greffer les influences familiales ou autres.
Je pense que tout est familial, lié au cadre dans lequel on est élevé, même s’il donne des résultats différents pour une même fratrie. C’est toujours par rapport à ce cadre qu’on se construit .
Vous vous battez avec lui ou bien vous créez avec lui ?
Je m’en fous complètement, même si je n’ignore pas qu’on devient quelque chose ou quelqu’un par hasard. C’est de l’ordre du constat. Nous sommes en relation, en opposition avec une éducation, un milieu, une énergie, un trop plein ou un manque d’amour. Ces données nous font. Ma mère rêvait d’être une artiste, elle portait en elle un talent et une forme de fantaisie, un imaginaire, un humour nimbés d’étrangeté, de mélancolie. Ajoutons qu’il y avait dans la famille une culture du paranormal : ma mère avait le don de faire des rêves prémonitoires. C’était admis et démontré. J’ai été élevé dans cette idée héritée de ma mère qu’il y a une dimension surnaturelle. Mon père, lui, comme les gens de la montagne, était inquiet de ces choses, il en avait peur. Ma mère était un véhicule de cet univers des esprits, des revenants, du paranormal. C’est passé en moi et je crois en avoir eu des démonstrations. Des choses se passent. Quoi, comment ? Je n’en sais rien , je ne revendique rien, je n’affirme rien. Il se passe des choses qui nous échappent.
Est-ce que créer permet d’incorporer cette partie qui nous échappe ?
Je ne sais pas… On est habituellement du côté du rationnel, ou bien du côté de l’imaginaire et de l’irrationnel . Je suis quelqu’un de l’imaginaire et de l’irrationnel. J’ y ai des aptitudes et d’énormes lacunes dans le monde du rationnel, des lacunes qui me sont mises dans la figure quotidiennement. Je suis incapable de comprendre un mode d’emploi, sauf si la machine est très simple. La science informatique, numérique m’échappe complètement. Je le sais d’autant plus que ma compagne, Gabrielle, a un rapport naturel avec ces choses, avec l’organisationnel, le pragmatique. Je vois très bien qu’il y a un endroit où je suis un idiot avéré. Si je n’avais pas eu la chance qu’on me mettre du côté des « artistes »…
Ce n’est pas vous qui vous y êtes placé ?
On m’a autorisé à y être. Je pense que tous les enfants portent en eux un potentiel d’artistes. C’est le propre des artistes de puiser dans le monde de l’enfance. Ganesh est à la fois le dieu des artistes et des voleurs, des bonimenteurs. Tous les enfants ont en eux cet univers, jusqu’au moment où les parents disent « Maintenant, tu arrêtes tes petits dessins, tu prends un boulot normal… » Pour moi, l’inverse s’est passé. On m’a dit « Puisque rien ne fonctionne, tu vas aller vers ce truc avec lequel tu sembles avoir une relation naturelle. Grâce à ma mère, ou à cause d’elle.
C’est ambigu.
Oui, je vais en donner un exemple. Enfant, je dessinais, comme plein d’enfants. L’un de mes voisins, Patrick Perret, dessinait très bien, beaucoup mieux que moi. Je ne sais pas ce qu’il est devenu. Ses parents ne l’ont pas convaincu de persévérer dans cette voie. La mienne m’y a poussé pour se réaliser indirectement . Elle-même avait été abandonnée par sa propre mère de qui elle disait qu’elle était une grande artiste. Une grande artiste de la vie, même. Elle cherchait la jouissance, la jubilation, abandonnant ses deux enfants. Elle avait une relation à l’existence particulière. Cette femme, Maria Faustina Stefanini, s’est laissée mourir à Lamalou-les-Bains. Elle avait entièrement recouvert ses murs de dessins hallucinatoires, des sortes de fantômes réalisés au fusain, à la craie sanguine. Elle vivait dans les monstres. Ses dessins ressemblaient à ceux d’Antonin Artaud. Elle s’est laissée mourir après avoir mis un mot sur sa porte pour que ses voisns ne s’inquiètent pas : « Je suis partie en voyage ». Elle a arrêté de se nourrir. Alors qu’elle n’avait jamais appris, ses dessins sont extraordinaires dans tous les sens du terme . On classe dans l’art brut les dessins médiumniques… Qu’est-ce qu’il racontent d’un individu ?
Pour qui est-ce que l’on a envie de représenter des images ? Moi-même, j’ai besoin de matérialiser les choses par des croquis. À cet endroit-là, je suis quelqu’un de particulièrement pertinent.[ On notera la formulation : le recours à «quelqu’un » tempère l’affirmation par le biais de l’analyse. La tempérant, paradoxalement, elle lui donne encore plus de force.] On quitte ainsi l’imaginaire pour aller vers le technique. Je ne suis donc pas totalement l’idiot de qui je parlais tout à l’heure. Je peux être brillant. Si on me demande où place les lumières pour un tournage, par exemple, je réalise le dessin en perspective, le donne au chef décorateur et au chef opérateur et tout le monde comprend ce que va être l’image. Mon père avait ce côté technique qui le rendait capable d’inventer des machines.
Vous détournez l’usage de la langue, que vous acquerrez plus tard en passant par l’image qui est plus directe. L’école, d’ailleurs, est davantage tournée vers le langage. Ce détour, finalement, est très positif.
Je disais qu’être autodidacte me donne des droits ; entre autres celui de ne pas savoir et donc d’apprendre et de décider de m’exprimer même si je n’ai pas appris. Je connais la valeur émotionnelle des dessins d’enfant, des dessins préhistoriques, de l’art rupestre, océanien, africain, égyptien. J’en ressens l’émotion de façon formidable sans avoir besoin qu’on me raconte l’histoire, même si elle est passionnante. Je suis donc quelqu’un qui a le droit d’être un naïf, de ne pas savoir et de dire « C’est parce qu’il ne sait pas que ce qu’il fait est particulier et intéressant. » Je ressens parfois, devant des dessins de gens sans formation particulière, une émotion et une perplexité que je ne ressens pas devant des tableaux de maîtres. Je suis né en soixante, il suffisait de prendre une guitare pour exprimer quelque chose, ou un micro. Ce n’est pas parce que l’on n’ a pas fait une école que l’on n’est pas meilleur que les autres, pas plus pertinent.
Le détour, l’exploration sont souvent associés à la pensée en arborescence.
Je fonctionne beaucoup par associations d’idées, au point de me perdre, d’être quelqu’un qui se perd. Je me perds en imaginaire, je me perds dans une histoire, je me laisse m’égarer pour ensuite évaluer les limites de l’histoire que je veux raconter. Sa partie gauche, sa partie droite, jusqu’où ca va.
Ce matin, je relisais toutes mes notes du scénario de L’enfant-mouche. J’étais parti pour les brûler. Je les ai ouverts et j’ai retrouvé tout le tâtonnement de la construction de l’histoire, les doutes, les idées qui naissaient et peuvent m’être utiles aujourd’hui. Vous parliez d’arborescence : on y est, ça part dans tous les sens ! L’objectif est de raconter une histoire, en l’occurrence celle de ma mère mais l’imaginaire part dans tous les sens. Je me séduis, je me donne envie d’écrire comme ça, en prenant des notes. C’est proche de l’autohypnose. Je suis divaguant et les choses arrivent sur le papier : pourquoi pas ça ? Pourquoi pas ça ? Lorsque je relis ces notes le lendemain, c’est exactement comme si elles avaient été écrites par un autre. C’est étonnant.
Divaguer est essentiel. La formule « Errare humanum est » peut être comprise différemment du sens qu’on lui donne habituellement. Errare, c’est aussi errer, partir à l’aventure, explorer, éventuellement se tromper en explorant. Il ne se passe rien si on ne se perd pas un peu.
Je m’autorise la maladresse, le mauvais goût, l’inconvenance. Ce n’est possible qu’en divaguant, en quittant un peu le terrain de l’attendu. On peut alors aller vers l’universel, là où tout le monde peut se retrouver car tout le monde porte en lui cette dimension de naïveté. Ce que vous appelez la poésie, je pense. Tout le monde porte en soi une sorte de rêve qui permet de se retrouver dans notre innocence. J’aime ça, j’ai envie de ça.
La voix est retombée, s’est faite plus confidentielle, intime, pour aller vers un instant de silence.
Jean-Louis Hourdin dit que le théâtre permet d’anticiper la réconciliation. Votre humanisme, votre empathie sont sur la même ligne.
J’essaye de me relier. Je me relie à moi-même en écrivant. Même si tout ceci est banal, c’est de l’ordre de la réparation. Le naufrage de Stanislas ? Le livre qui accompagne le film me permet de faire vivre des idées qui n’ont pu être gardées dans le scénario. L’enfant-mouche ? C’est l’enfance de ma mère, mais j’en fais un roman, je crée, je reprise les endroits où il y a des trous, des inconnus, je fabrique, je construis là où personne ne sait ce qui s’est passé. Pour moi l’écriture est aussi l’endroit de la réparation.
Patrick Timsit était conscient de tout ça ?
Mon premier roman est L’homme qui marche avec une balle dans la tête. Le personnage principal s’appelle Jean Tagliaferi, un petit homme italien qui ressemblait beaucoup à Patrick Timsit et un peu à mon père. J’avais donc l’impression de connaître déjà Patrick Timsit quand je l’ai vu. Patrick, aussi, est un bon homme ; s’il voit qu’on l’aime, ça passe tout de suite. Comme beaucoup de comiques il est très sensible aux regards et à la bonne humeur qu’il génère. Il est quelqu’un qui répare, concrètement, même s’il peut y aller ! Avec Timsit, ça a été très simple ! Je l’aimais sincèrement.
Vous avez été acteur. Comment éprouvez-vous le fait que quelqu’un d’autre joue ce que vous avez écrit ?
Quand on a les acteurs qui ont la gueule qu’il faut, les choses se font naturellement. D’autant plus que je m’inspire de gens de la montagne, de gens que j’aime, pour lesquels je vibre d’amour, de tolérance. Le propre de l’humain est d’être une petite chose éphémère, c’est ce qui le rend intéressant.
Michael Edwards parle d’oxymore existentiel qui permet de dépasser les contradictions apparentes.
C’est pour moi le propre de l’art, sinon quel intérêt ? On peut aussi faire de l’art décoratif au service de la beauté d’une maison, de l’artisanat. On se répare quand on fait de la beauté. Je n’affirme rien. Créer me permet de sortir de mes limites, de mon ennui avec moi-même, d’aller dans des endroits où je suis bien moi mais où les choses m’échappent. Mes notes d’écriture sont des racines que je fais ensuite aller plus loin. Je vais m’habituer à des choses que j’ai mises sur le papier, l’histoire s’étoffe ainsi.