Poésie éjagoulatoire

Poésie éjagoulatoire

18 mars 2023 Non Par Paul Rassat

Rencontre avec Patrick Jagou, auteur de Voyage en Jagolie publié par Les livres du monde. « Je est un autre » et Patrick Jagou est entre les deux, en poésie éjagoulatoire.

— Je m’appelle Patrick Jagou, ingénieur Arts et Métiers de formation. Après avoir purgé une peine de 21 ans de travaux forcés en entreprise multinationale américaine, après avoir vécu 6 ans à Taïwan parce que mon épouse est docteur en civilisations d’Asie extrême orientale, nous avons décidé de changer de vie.

Pour devenir beaucoup plus sérieux ?

Nous nous sommes installés en Savoie où j’ai aussitôt autoproclamé le Royaume de Jagolie.

Où vous vous êtes adonné à la poésie. Quelle est pour vous sa définition ?

C’est une question difficile et simple à la fois. Je vous ai dit que j’ai une formation d’ingénieur. En réalité deux personnages archétypaux sommeillent en moi. L’ingénieur rationaliste. Le gars qui arrive à l’heure aux rendez-vous, qui considère que la raison permet de trouver une solution à tout problème et qui croit en la loi des causes et des effets. Rien ne prédisposait ce gars à rencontrer la poésie. Et puis j’ai été invité à assister au salon du livre de montagne de Passy parce que j’avais commencé à écrire. À côté de moi se trouvait un type que ma fille d’une dizaine d’années à l’époque a tout de suite surnommé «  Le poète ». Il s’agit de Jean-Daniel  Robert, un poète suisse. J’ai lu un bouquin qu’il proposait sur son stand voisin du mien, «  La combe du jardinier ». J’ai reçu un uppercut. J’ai été amené à côtoyer Jean-Daniel, nous avons fraternisé. J’ai lu tous ses écrits. Un processus s’est déclenché en moi, qui devait préexister. Il y a eu aussi Michel Dunant, un grand poète.

J’ai commencé à me réveiller régulièrement à cinq heures du matin. Des mots, des phrases me sont donnés. Je ne sais pas d’où ils viennent. Je fonce les écrire sur un cahier d’écolier avec un stylo Bic. J’écris de façon quasiment automatique des trucs qui se produisent à l’extérieur de ma volonté. Il y a l’ingénieur, et il y a le poète qui éclot sans même savoir qu’il est poète. Le fruit de cette éclosion est Voyage en Jagolie. Je ne me définis pas comme poète, j’ai l’impression d’arriver par effraction. Je me définis plutôt comme un éjagoulateur qui écrit des éjagoulations.

Il est d’ailleurs question d’érection dans un passage du recueil.

Il faut quand même se marrer ! Ça ne doit pas être trop pesant, trop sérieux.

Je crois assez volontiers que tout créateur est un peu schizophrène.

D’où les deux personnages. L’ingénieur des Arts et Métiers et le poète qui plane. J’ai même commencé à ne plus arriver à l’heure aux rendez-vous. Comme ce matin.

L’ingénieur a une relation binaire au monde. Le poète est relié tous azimuts. Vos écrits, c’est le ciel, la nature, les montagnes, la neige, les couleurs… Avec du sang sur la neige.

Parce que c’était concomitant avec les attentats de Charlie. Un matin j’entends à la radio Houellebecq qui fait la promo de son dernier livre. J’accompagne ensuite ma fille à l’école et j’entends «  Attentat…Charlie. » On connaît la suite.

Si l’ingénieur croit à la loi des causes et des effets, le poète croit au miracle. Voyage en Jagolie  est un miracle que je n’ai pas demandé ! La rencontre avec Lionel Bedin s’est faite comme çà ! Le livre comporte 108 pages sans que nous l’ayons calculé. C’est un chiffre sacré dans la culture indienne !

Lors d’une exposition de Penone à Annecy, Laurent Busine, commissaire d’exposition et ami de l’artiste disait que celui-ci se contente de dégager la forme qui est déjà dans la matière. J’ai un peu souri…et puis j’ai vraiment ressenti cette impression en visitant l’exposition à plusieurs reprises.

Le poète est un récepteur. Une antenne capable de recevoir ce qu’en Asie on appelle le ch’i. Ce grand flot qui baigne le monde et que l’homme contemporain a perdu la faculté de  voir.

Cette relation avec l’énergie primale est un anti kitsch. Celui-ci est fait de couches de vernis qui nous coupent de toute relation vraie.[ Lire à ce sujet Kundera. Barthes parle de « glacis » à propos de la cuisine ornementale].

Rencontre avec Lionel Bedin, un miracle ! Sortie de Voyage en Jagolie, un miracle ! Publier ces textes courts que j’écris à cinq heures du matin avant que j’oublie…

Je vais maintenant répondre à la question. En poésie, il y a trois paramètres. Le sens des mots, le chant des mots et le souffle des mots. C’est pourquoi je pense que la poésie ne se lit pas, elle s’entend. Elle est orale.

Elle a longtemps été chantée.

Oui, les mots produisent un chant. «  Au commencement était le Verbe. » Aujourd’hui il y a trop de mots. Les médias nous submergent. On parle de plus en plus vite. Pour être récepteur, il faut avoir éteint la pensée conceptuelle dualiste, la radio intérieure qui crée un brouillage qui interdit de recevoir. Un recueil de poésies n’est que le résultat d’un processus. Le calligraphe, récepteur de ch’i, devient le geste. La distinction entre le geste et lui est abolie. La calligraphie n’est que le résultat, la cristallisation, la trace. L’œuvre est l’instant unique qui unit. Cette pleine intention qui est à la portée de tout le monde.

La conversation se poursuit. Il est question du sentier des philosophes à Kyoto. De la pleine conscience ou pleine intention qui nous relie totalement au monde. Descartes et le mental qui prend le dessus sur le corps, les vertus de la marche, de la randonnée… Nous voici pleinement reliés au cheminement d’un Nathan Paulin, d’un Jean Girel. Sur un fil tendu ou bien en devenant le mouvement de son tour et de la matière, chacun atteint l’état qu’évoque Patrick Jagou.