Musset, l’Amour, Carouge

Musset, l’Amour, Carouge

17 mars 2023 Non Par Paul Rassat

À se promener dans Carouge lorsque l’on vient de la ville d’Annecy qui aime se mettre en scène, on est frappé par ce côté feutré, discret. Et pourtant ! Le théâtre de Carouge bouillonne de créations, d’émotions tellement bien jouées qu’elles en sont plus vraies que vraies. Du concentré qui déborde de la scène et vous emporte. Jusqu’au 26 mars 2023, on peut encore y voir, vivre, partager On ne badine pas avec l’amour de Musset. « Les histoires d’amour finissent mal en général » chantaient les Rita Mitsouko. » Alors autant les vivre bien avant la fin, non ? La mise en scène de Jean Liermier épouse tous les mouvements d’un texte terriblement vivant, tous les enjeux qui  nécessitent d’aller au fond de soi pour évoluer, rencontrer l’autre, aimer. ( Photos © Carole Parodi)

Conversation avec Jean Liermier : «  Mon pays que j’essaye de partager avec le public »

Jean Liermier, avez-vous pensé à breveter votre crucifix tire-bouchon ?

Non, c’est une invention de répétition. Elle a été réalisée par l’un de nos techniciens constructeurs. Beaucoup de gens seraient heureux d’en faire l’acquisition.

La trouvaille était excellente. Puisque vous ne vous lancez pas dans les produits dérivés vous pourriez vous reconvertir en jardinier. L’héliotrope est présent dans « On ne badine pas avec l’amour » après l’avoir été dans «  Le malade imaginaire », votre création précédente.

Oui, il y a des choses, comme ça, qui flottent d’un spectacle à l’autre.

L’arbre était paradoxalement l’élément le plus vivant de «  En attendant Godot ». Votre décor très mobile comporte un arbre étonnant à sa façon.

Il est toujours compliqué de représenter un peu de nature sur un plateau de théâtre. Le scénographe, Rudy  Sabounghi, a opté pour une addition d’éléments qui font écho à la nature sans essayer de régater avec. Cet arbre mort nous semblait une présence importante. Nous avons beaucoup tourné autour de la fontaine, qui est un élément important dans la pièce. Quand je l’avais montée il y a 18 ans, c’était une baignoire qui en tenait lieu. Une baignoire abandonnée dans les prés. Là, elle a longtemps été une barque, avec des paysages de plages et de mer au loin. Et je suis finalement retourné au puits, avec toute la symbolique qu’il représente.

Tout ce que vous évoquez relève finalement du mouvement de la pensée alors que la pièce semble être essentiellement une conversation entre l’ordre et le mouvement.

Il est important de parler de pensée. Je m’appuie sur un petit écrit théorique de Kleist. Ma façon de lire Musset rejoint ce que dit Kleist : la pensée se construit pendant qu’on l’énonce. Mes personnages se construisent dans l’instant par la parole, en essayant de mettre des mots sur leur pensée pour convaincre l’autre. Ce ne sont pas des propos assénés mais des pensées que les personnages découvrent en les disant. Ce sont des mouvements de la pensée qui bouge, qui évolue. Je disais aux acteurs «  L’amour ne se joue pas en soi. » Il passe par les combats, l’âpreté, la longueur par exemple de la scène de la fontaine. S’ils ne s’aimaient pas, la scène durerait deux minutes, ils se diraient «  Ça ne le fait pas ». C’est  dans la structure même de la pièce, à l’intérieur des scènes que Camille et Perdican se font bouger. Ce que dit l’autre les modifie sensiblement. C’est peut-être ça, l’amour, accepter l’autre tel qu’il est et non tel qu’on voudrait qu’il soit.

Une lecture de la pièce permet d’y voir deux directions. Être pleinement soi, imparfait et inconstant ou bien être assoiffée d’absolu mais ne pas vraiment vivre.

Pendant la scène de la fontaine Camille sort de ses gonds. Perdican le lui fait remarquer. Elle lui cloue le bec en lui assénant «  Ce n’est pas à vous à parler d’amour…Vous n’en savez rien. » Et à la fin de cette diatribe Musset n’a pas su quoi répondre. Il est resté plusieurs jours sans écrire. Il a finalement trouvé la parade dans sa correspondance avec George Sand. Il met dans la bouche de Perdican, un homme, les mots de George Sand, une femme pour répondre à une femme. Même si la question du genre est très sensible et complexe aujourd’hui, j’aime la question du genre humain. J’ai la sensation d’être à la fois Camille et Perdican. Les deux ont raison.

C’est de la rencontre que naît quelque chose.

Il ya dans l’écriture de Musset du masculin et du féminin à la fois, comme dans Les caprices de Marianne que j’ai aussi abordée. Je suis constitué d’une soif d’absolu, de pureté et en même temps d’une forme de trivialité. Suivant les moments l’une prend le dessus sur l’autre. Musset met en avant la complexité de l’être humain plus qu’une opposition ou un clivage. Comment faire avec ces mouvements intérieurs qui nous animent toutes et tous ?

Faux nez et faux culs occupent la scène autour de Camille et Perdican

Mouvements qui sont à l’opposé des visions du baron déclarant au début de la pièce «  J’ai disposé les choses de manière à tout prévoir ». Au fil de l’histoire tout se défait. Les vêtements sont en désordre, la perruque de Pluche, le légume, fiche le camp. On remarque encore plus sa « tournure » ou crinoline, autrement appelée « faux-cul ». Et d’ailleurs la plupart des personnages sont eux-mêmes faux-culs, hypocrites à cause de l’ordre social, moral qui les contraint.

Musset s’en amuse, il casse tous les codes. Le début de la pièce peut laisser sceptique. Cette alternance de petites scènes peut interroger. Mais il est en train de tisser une toile d’araignée. Une fugue entre deux mondes. Celui qui est perdu, le monde des grands, des vieux, des adultes qui sont égoïstes. Aucun futur ne semble possible avec ceux-ci. On se projette alors dans les petits. La noirceur, ou le romantisme de Musset est là. Finalement les petits sont tout aussi terribles que les grands. Ils sont pris par leur orgueil, leur vanité, leur jeunesse, leur manque de capacité à faire la part des choses.

Au milieu de ces affrontements, la pauvre Rosette se verra crucifiée parce qu’elle n’a pas les armes pour se défendre. Elle n’a pas l’accès à la langue. C’est important à montrer aujourd’hui. Si l’on dispose de mille mots, notre pensée sera à l’aune de ces mille mots. Plus on a de vocabulaire plus notre pensée peut être fine, précise, complexe, voire paradoxale.

Ou plus manipulatrice. Mais c’est à chacun d’en décider. Cette dualité apparaît même dans le choix du prénom Camille, à la fois féminin et masculin. Est-ce qu’il y a une étymologie particulière à Perdican ?

Je n’en ai pas trouvé.

C’est ce qui m’a poussé à faire du sous Lacan. «  Il la perdit quand ? » (rires).

En tout cas Musset en a fait un formidable couple de théâtre. Pour moi l’un des sommets de la littérature théâtrale. L’histoire, encore une fois, est plus complexe que la relation juste ou vraie.

Les intermèdes chantés inscrivent l’histoire dans une narration qui la dépasse.

J’ai souhaité m’appuyer sur le musicien Simon Aeschimann pour interpréter le chœur. J’ai pris comme référence Jean Vilar jouant le rôle du destin dans Les portes de la nuitde Marcel Carné. Un vagabond vêtu d’une grande cape qui va parfois bousculer les gens pour leur permettre de se rencontrer ou autre. J’ai triché un peu en lui attribuant trois répliques dites normalement par un serviteur. Je le fais intervenir comme un ange dans La vie est belle de Capra. Il ne doit pas changer le destin, il est sous surveillance, mais il sait que le billet qu’il doit remettre est une machine infernale. Alors il tente de la désamorcer malgré tout. Je lui ai donné la possibilité d’être dans l’action et hors de l’action. Spectateur mais face à nous d’une chose inéluctable en train de se tramer sous nos yeux.

Les jeux d’ombre et de lumière, le voile donnent aussi une autre perception, tout un feuilletage de la réalité. Et puis quelques remarques. Le couvent serait les réseaux sociaux d’aujourd’hui qui amplifient toute information et influencent nos esprits. La lettre de Camille, apparemment inutile puisque celle-ci retrouve sa destinataire dès le lendemain, serait aujourd’hui un téléphone mobile.

Je n’insiste pas là-dessus, mais je fais confiance au public pour tisser les liens. On pourrait même parler de harcèlement avec ce que vit Rosette. Les jeunes spectateurs le comprennent chaque soir. J’aime cependant cette langue de 1834 qui est la nôtre sans l’être tout à fait. Elle apporte une stylisation qui nous sort de la téléréalité ou des journaux en continu. Cette stylisation de la langue nous permet de sortir des écrans tout en y faisant écho.

Musset en était à un moment où il ne voulait plus vraiment écrire pour le théâtre. Il trouvait que c’était lourd. Il avait décidé d’écrire pour que ses pièces soient lues dans les salons. Mon interprétation de ceci est qu’il était en train, sans le savoir bien sûr, d’écrire des scénarii de cinéma. Ce côté fragmentaire, les hors champ, le passage d’une scène à l’autre dans un changement de décor…il était déjà dans le cinéma. Cette fluidité champ / contre champ, cuts, raccourcis, plans séquences, rythme, il y a cette intuition de ce qui deviendra le cinéma.

À quelques reprises un personnage annonce l’arrivée de quelqu’un sur scène alors que rien ne le laisse encore prévoir. Sans doute pour garder ce rythme. Dans votre prochaine mise en scène, logiquement, il devrait être question de fleur et de tire-bouchon ? (rires).

Je suis en train d’y travailler. C’est toujours compliqué quand on sort d’un spectacle dans lequel on a mis beaucoup de soi, d’engagement.

Vous avez d’ailleurs tenu le rôle de Perdican.

Il y a fort longtemps au théâtre de l’Orangerie, sous la direction de Richard Vachoux. C’est une pièce que je connais de l’intérieur pour avoir dit ces mots qui m’avaient traversé, que j’avais adorés. J’ai vécu deux fois ce type d’expérience, avec Hugo et Musset. La matière qu’ils donnent aux acteurs est incroyable ! J’avais envie d’y revenir après avoir monté la pièce de Musset il y a 18 ans parce qu’il y est question d’engagement. Que veut-on ou non ? Je vois à notre époque des crises de vocation. Cette pièce porte le regard sur l’attention  à l’autre. Avec la confrontation qui permet de se préciser et de s’engager, elle me permet de me repréciser régulièrement, d’y retourner comme si c’était mon pays. C’est ça, mon pays, que j’essaye de partager avec le public.