Pourquoi Cluny ?

Pourquoi Cluny ?

25 juin 2025 0 Par Paul Rassat

Propos pris à la volée lors d’une visite de Cluny commentée par Thomas Chevalier, directeur de l’office de tourisme de la ville. (juin 2025)

Charlemagne et l’Europe

Pourquoi l’Abbaye de Cluny a-t-elle à ce point rayonné sur l’Europe ? Il faut remonter à un moment de l’Histoire que nous connaissons tous. Charlemagne va essayer de conquérir l’Europe dans laquelle les Romains avaient réussi à bâtir un grand empire. Après les invasions qui ont suivi la chute de l’empire romain, c’est le bazar un peu partout à cause des Germains, des Normands. Toutes sortes de peuples sont venus s’implanter dans cette Europe occidentale. Charlemagne va essayer de tout unifier. Par la guerre, bien sûr. Il va y parvenir. Son empire va aller des Pyrénées jusqu’au milieu de l’Allemagne actuelle.

La pax romana

Sa capitale était Aix-la-Chapelle alors qu’il aurait pu choisir une ville encore plus centrale. Mais Charlemagne souffrait de la goutte contre laquelle les eaux d’Aix-la-Chapelle étaient efficaces. Il va être un administrateur hors-pair. Il sait que si les Romains ont réussi à préserver la pax romana, la paix romaine, c’est que l’administration de leur empire  a fonctionné au cordeau.

L’administration de Charlemagne

Charlemagne va donc s’inspirer de cette organisation. Il y aura l’équivalent des grandes régions avec un préfet à leur tête, l’équivalent des départements avec un préfet, et dans les départements,  des équivalents des arrondissements avec des sous-préfets . Le préfet de région était le duc, celui du département était le comte, le sous-préfet était le vicomte. Pour nous, aujourd’hui, ces noms évoquent plutôt des seigneurs que des fonctionnaires de l’empire.

Problèmes d’héritage

L’administration de Charlemagne a fonctionné à merveille. Et puis il a eu un fils et il est devenu le grand-père de trois petits-fils. Comme le droit d’aînesse n’existait pas à l’époque, chaque petit fils va avoir sa part de l’empire qui va donc de nouveau se diviser, cette fois-ci en trois morceaux que les héritiers ne parviennent pas à administrer avec le brio de Charlemagne. Faute de pouvoir central efficace, chacun va se faire la guerre à l’intérieur de chaque morceau. Un duc, qui au départ était un fonctionnaire, va prendre le pouvoir sur son territoire. Il le lèguera ensuite à son fils. Un certain nombre de seigneurs vont se créer ainsi par défaut d’administration centrale. Et certains vont être tentés d’aller grignoter les terres et les richesses voisines. S’en suivent guerres et désordres sans nom.

Désordre et faiblesses

L’Europe de Charlemagne, unifiée et très bien administrée, part à vau-l’eau. Nous sommes alors au IX° siècle. L’Europe est à feu et à sang à cause des guerres internes. S’y ajoutent les incursions des Vikings, des Normands, des Magyars…Ces incursions suivent aussi les cours des fleuves sur lesquels peuvent s’aventurer les embarcations à fond plat des Vikings.

Les moines de Noirmoutier, par exemple, vont fuir à l’intérieur des terres. Manque de chance, ils s’installent à Tournus, sur la Saône que les drakkars peuvent atteindre. L’abbaye sera mise à sac plusieurs fois

Le duc d’Aquitaine

Le duc d’Aquitaine était en possession d’un très gros morceau de terres et avait encore foi en l’empire carolingien. Il va donc essayer de retrouver la stabilité de l’époque de Charlemagne. Le duc voit très bien les comtes et vicomtes se faire la guerre. Il voit bien arriver les Vikings sur tous les fleuves de son territoire, la Garonne, la Loire, jusqu’à la Saône. Sa capitale est Bourges. Il se rend compte qu’il va falloir trouver un modèle pour reconstruire l’unité politique en Europe. Pourquoi ne pas tenir l’Europe par la religion ? À partir d’un lieu assez central. Pourquoi ne pas y bâtir une abbaye ?

Naissance de l’abbaye

On fait venir l’abbé Bernon qui a l’expérience des Magyars et des Normands. Il ne refera pas l’erreur de s’installer près d’un fleuve, comme à Tournus. Pas sur la Saône, donc, mais en position suffisamment centrale pour recoller les trois morceaux.

Les Vikings regagnaient leurs drakkars chaque soir, ils y mangeaient, y dormaient. Ils n’allaient donc pas à plus de vingt kilomètres à pied du fleuve pour mettre à sac les terres qu’ils traversaient. Une fois le lieu décidé, on fait venir des moines aux côtés de Bernon. Six moines de Gigny et six autres de Baume-les-Messieurs. L’abbé vient d’une partie de l’ancien empire, les douze moines d’une autre partie : on commence à recoller les morceaux.

Le modèle de Cluny (le business plan)

Quel va être le moteur du projet ? Les seigneurs qui se font la guerre savent qu’ils iront en enfer. Ils ont peur d’aller griller. Les moines proposent de prier pour le salut de leur âme. C’est le démarrage d’une sorte de multinationale de la mort qui repose sur trois types de forfaits. Vous êtes un riche seigneur qui avez trucidé le seigneur voisin? Le duc d’Aquitaine lui-même avait tué un roi ! Il donne l’exemple en se rachetant. Les forfaits ? Le plus abordable  consiste à donner des terres avec les serfs qu’elles hébergent. En échange, les moines prieront une fois par an pour le salut de votre âme après votre mort. À celui qui a commis plus de méfaits on propose un forfait plus important. On priera tous les mois pour le salut de son âme. Pour les cas désespérés, le forfait illimité s’impose. Vous donnez l’intégralité de vos biens à l’abbaye et vous vous faites moine. Et tant mieux si ce sont de riches seigneurs ; on prendra davantage.

Le modèle de Cluny est né. Le bouche-à-oreille en assurera le succès.

Religion, paix et prospérité

La paix en est un élément important. Les moines s’emploient à la faire régner sur les terres qu’ils récupèrent. Un ban monastique entoure Cluny, sans autre seigneur que l’abbaye. Tout autour on va remembrer les terres et installer des doyennés qui gèrent celles-ci afin de produire au maximum. La guerre détruit les récoltes, les terres, les paysans. La paix donne de bonnes récoltes et permet de prospérer. On cherche donc la paix par la prospérité économique avec  neuf siècles d’avance sur l’après-deuxième guerre mondiale.

Dans une forme de démocratie interne, après la disparition de Bernon, les moines vont élire un deuxième abbé. Mayeul vient de la Provence, où il fera écho au projet de l’abbaye. Odon , ensuite, est d’Auvergne, etc. Ces abbés vont être d’une longévité remarquable, cinquante ans de règne en moyenne assureront une stabilité interne que les seigneurs des alentours n’ont plus du tout.

La puissance de Cluny

Au bout d’un moment, faire l’Europe par la religion fonctionne si bien que l’abbaye se fait donner des terres bien au-delà des limites de l’empire carolingien. À son apogée Cluny va régner sur deux mille sites, depuis l’Écosse jusqu’au Portugal, Jérusalem, la Pologne.

C’était une force, une puissance phénoménales en plein cœur de l’Europe. Quand un pape parlait avec un roi de l’Europe, ça se passait souvent à Cluny.

Le bourg monastique et le marketing adapté

En opposition au modèle cistercien dont les abbayes sont situées à l’écart des villes, Cluny décide dès le départ de créer un bourg monastique autour de l’abbaye. Celui-ci sera très riche puisque des seigneurs, des rois viennent y prier pour le salut de leur âme. Les commerçants en tirent profit. Les grandes portes de l’abbaye ne donnent pas directement sur l’extérieur mais côté ville. On avait inventé le marketing avant l’heure. Les riches seigneurs doivent passer devant les vitrines des commerçants pour gagner l’abbaye.

Pourquoi et comment est née l'abbaye de Cluny.

L’Europe aujourd’hui

On retrouve encore une fois l’idée de la paix par la prospérité. Notre époque se rend compte que l’économie ne suffit pas à la cohésion ; il va falloir ajouter une dimension culturelle ou autre qu’assurait jadis la religion. ( Le marché du samedi matin résume tout ceci : commerce agréable, afflux de gens venant de nombreux pays sur fond d’Abbaye).