Valérie Hermans      

Valérie Hermans      

2 décembre 2022 Non Par Paul Rassat

Du côté de Cluny se situent la maison et l’atelier de Valérie Hermans et de Jean Girel. Ils se plaisent à dire qu’ils se sont rencontrés au XII ° siècle, dans la céramique Song. Ils forment un couple fusionnel dans lequel chacun est autonome et poursuit son cheminement. La rencontre avec Valérie et Jean a été une révélation dont voici une étincelle. C’est avec Valérie qu’a eu lieu cette conversation.

La quête, le mouvement

Est-ce qu’on peut dire que Jean est dans une quête et que tu te donnes une plus grande liberté de création ?

Je vis aussi une quête qui remonte aux céladons de l’époque Song. Comment les faire ? Comment faire les gravures ? J’ai additionné à ma céramique le dessin et la calligraphie pendant dix ans. J’ai donc eu envie de mettre dans ma céramique les outils de la peinture, les vides, les pleins. Je n’ai pas pensé mes céladons comme Jean pense à la manière d’un chimiste ou un alchimiste, à travers la matière. J’ai cherché avec les outils du dessin et de la gravure à rendre le mouvement, la fluidité de l’eau, les nuages, le transparent, l’opalescent. Le céladon est aussi bien de l’eau que de l’air. D’où une quête pour savoir comment dire cette matière. Les Chinois de l’époque Song ont su la dire par la gravure. Réalisée d’une certaine façon, elle a permis de la lire comme si c’était des montagnes et des rivières. L’eau coule, la rivière devient profonde à un endroit, beaucoup moins à un autre : c’est comme ça que la couleur diffère.

Entrer dans la matière

Jean est à l’intérieur de la matière. Toi, tu interviens aussi à la surface.

Jean, je l’ai dit, est l’alchimiste, le volcan. Il a une connaissance presque physique de la matière et un regard extérieur d’analyse. Mais tout se passe au-delà. À mes débuts j’observais, je voyais comment dire cette matière. Comment en rendre compte avec mes outils. Jean est lui-même l’émail ; pas moi. Il est la matière.

La part de l’autre

Depuis tu as évolué.

Bien sûr. Je suis passée par le dessin en matière pour revenir ensuite à la gravure parce que j’allais sinon dans un cul de sac. J’avais la sensation de ne rien maîtriser. J’avais quitté mes outils de gravure et de dessin que je trouvais trop chinois. Je voulais me distancier de mon apprentissage pour, avec mon acquis, redevenir occidentale. Être moi. C’est pourquoi j’ai réalisé des pièces gravées mais blanches. Des céladons translucides. J’ai tourné vers le fer, cette vibration d’un émail très épais qui devient noir ou irisé lorsqu’il est plus mince. Je fais alors un lien entre le dessin, la matière et la lumière. J’ai continué plusieurs années sur cette voie jusqu’à un nouveau questionnement. La ferveur n’y était plus. Ça marche à chaque fois, donc le dialogue avec la matière, la surprise disparaissent. L’idée que tu donnes ta part à l’autre avec qui tu fais. Le plus beau cadeau, c’est quand il a pris sa part et que ça va dans mon sens ! Là, c’est fort ! Quand c’est calé, ça n’arrive plus, quand ça devient un truc, il n’y a plus aucun intérêt.

Être soi

Est-ce que l’on peut considérer ce que tu dis comme une métaphore des relations entre Jean et toi ? Si vous aviez la même approche de la céramique, la conversation ne serait pas aussi intéressante.

Bien sûr ! Et puis il a tellement d’années lumière d’avance que je serais complètement grillée. Jamais je n’ai eu envie de comprendre l’émail en profondeur. Je sais m’en servir mais mon sujet touche plus aux rapports de couleurs, les liens, les volumes, le modelage.

Nous avons déjà eu l’occasion d’aborder le sujet. Il s’agit davantage d’être soi qu’un homme ou une femme.

On est fait des deux ! J’ai eu à une époque des pièces assez carrées. Les gens me disaient « C’est très masculin. » En voyant d’autres réalisations, ils disaient « C’est très féminin. »

Modeler une âme, du vivant

Ça signifie qu’on ne voit l’objet qu’à travers des grilles de lecture, des conventions.

La lecture est codée par notre éducation. Tu peux voir cette suite de pièces de grandes dimensions parce que je voulais voir ce que donne la matière modelée sur une grande surface. Tu en as une idée au départ mais la forme se construit petit à petit. Sur le tour, en revanche, tout est totalement prémédité. C’et donc très intéressant comme chahutage dans ma tête, tu vois. Ces grandes pièces me permettent d’être dans la gesticulation, dans cette vibration qui permet de décaler les intentions. Je repars ensuite sur des réalisations beaucoup plus petites. Là je me demande comment dire la forme par du vivant. Quand je modèle une bestiole, je modèle une âme, du vivant ! Beaucoup plus que si je dessine des plantes. Le volume de la pièce est relié au volume de la bête. Celle-ci, quand je la modèle, elle bouge. Je fais appel à mes souvenirs pour travailler la forme et avancer petit à petit. J’interroge mes souvenirs. Une conversation s’instaure entre eux et mon travail ; c’est amusant. [La passion que porte à chaque instant la voix de Valérie pourrait presque se traduire par un point d’exclamation à chaque fin de phrase, alors que la voix du « volcan » demeure zen].

Sortir, animer

Différentes temporalités forment une continuité : les souvenirs, le moment du travail, l’objet qui vit et vibre ensuite.

Tout se mêle, se mélange. C’est en faisant que tu cherches et que la bestiole s’anime.

Avec cette pièce qui présente deux têtes de béliers tu es encore dans un entre deux. Les cornes sont aussi des volutes.

C’est ce que je cherche, sortir…Tu vois, c’est l’Or des Scythes qui m’a inspiré, le côté sacré de l’animal, de notre monde. Nous aussi, nous sommes des animaux qui sommes reliés au monde. Nous sommes en mouvement.

Le dedans et le dehors, le plein et le vide

Il s’agit de sublimer cette force animale.

Le ton doré que je donne ici nous amène au sacré : c’est une hostie. Si je retourne l’objet, c’est autre chose. Il y a le dedans et le dehors.

Le jeu permanent entre le plein et le vide, dedans et dehors, le temporel et l’éternel…

La forme du cercle, je peux l’analyser après, mais quand je la fais, c’est vivant, corporel, physique. Je la réalise dans une intuition, une vibration.

C’est ici que l’on rejoint Tchouang-tseu, cette fusion entre le corps et l’esprit qui, animée par une nécessité intérieure donne la liberté. Ici la liberté qui s’incarne dans le geste créatif.

On est alors dans le rien…qui est tout. Je réfléchis, évidemment ; mais mes doigts avancent plus vite que je pense. Je suis alors dans le vide qui permet à la chose de se faire.

Dialogue physique, énergétique, mental

Sans vide, d’ailleurs, il est impossible de penser. Alors que la société nous submerge d’informations.

Quand je suis dans ma sphère, je suis complètement vide [Bel oxymore, en apparence], disponible. Vide donc accueillante. Je n’ai pas conscience du temps. C’est ce qui permet le dialogue physique, énergétique, mental. Le corps tout entier parle sans coupure entre la tête et le reste. Ça, j’adore ! C’est la voie qui permet d’exister. C’est le chi gong.

Sans ce vide primordial, essentiel que la réflexion essaye ensuite de combler, il ne se passe rien.

C’est comme si les mots n’étaient jamais à la hauteur. Ceci pourrait pousser à être le plus silencieux possible. J’aime la céramique parce que c’est silencieux ! La calligraphie et la peinture sont très mentales, très intellectuelles.

La ferveur

Mais quand Jean ou bien toi en parlez, il y a comme une efflorescence qui vient de votre relation avec la céramique.

C’est passionnel. J’emploierais le mot ferveur. J’aime être dans la ferveur. C’est pourquoi je change de voie quand tout fonctionne, tout est au point. Le résultat, ce sont des pièces très variées. Je découvre tout le temps.

Je reviens à tes réalisations liées à l’Or des Scythes. Tu y mêles le sacré et le profane. La forme de l’hostie et le bélier.

C’est la relation qu’entretiennent les sociétés animistes avec la nature. Comme le font les Inuits avec les ours, avec les animaux qu’ils tuent, comment ils établissent un dialogue avec leur âme. Je suis imprégnée de cette vie.

L’harmonie, l’harmonie !

Cyril Teste parle d’animisme, de chamanisme. Lorsque j’ai eu Jean au téléphone pour confirmer notre rencontre d’aujourd’hui, j’ai évoqué une analyse savante et chamanique du poème de Rimbaud, Ma bohème. Et dans la foulée Jean me l’a récité par cœur !

L’harmonie ! L’harmonie ! Je ne cherche rien d’autre. C’est vital. Jean et moi sommes conscients de l’énergie vitale dont nous avons besoin et que nous procure l’harmonie. Alors que je suivais mon initiation à la calligraphie, je me suis rendu compte que la voie c’est la générosité. La générosité sur tout, l’ouverture sur tout. C’est cette prise de conscience, de plénitude qui m’a donné une façon d’accueillir… La femme de mon maître a perçu un jour mon changement et c’est son regard qui a été un déclic. À partir de ce moment, ça a été comme ça pour tout.  

Lâcher l’ego

C’est très simple : tu lâches l’ego, il n’y a plus de bagarres, d’oppositions. La rivalité n’a plus de sens. Malgré une enfance difficile, ma mère m’avait donné une confiance absolue. Quand ce maître a accepté de me prendre comme élève au musée Cernuschi, j’ai  compris-mais ce n’était pas rationnel- que j’étais sauvée. Quand tu n’as pas peur, tu découvres beaucoup de choses. J’ai eu le jour de ce déclic un flash de lumière. Je n’ai compris que par la suite ce qui s’était passé, ce que j’avais vécu. C’était la voie !

Ce qui est là en puissance

 Dans La puissance de la douceur, Anne Dufourmantelle considère que l’enfant contient en puissance tout ce qu’il peut devenir. Devenir adulte n’est pas renoncer à son enfance mais plutôt développer ce qu’elle promet.

Il faut accepter ce qui est là en puissance. Quand j’ai enseigné la calligraphie, à partir de trois traits réalisés par des élèves que je découvrais, je voyais la graine qui était en eux. Avec un grand maître, tu es à nu. Il voit tout de suite qui tu es. J’ai appris à dessiner une feuille. Une feuille accrochée sur une branche et l’arbre, plusieurs arbres. Au crayon, à l’encre…jusqu’à comprendre le fonctionnement, comment c’est relié. La calligraphie est un pinceau dont le centre est relié avec ton centre qui va dans la terre. Tu rentres dans cette énergie qui circule. Tu ne peux alors pas faire autrement que dire, malgré toi.

Être à la fois instrument et musicien

J’ai vu une fois sur scène Renaud Capuçon. Je ne suis pas mélomane. Pendant tout le concert j’ai été fasciné par ses appuis au sol, son ancrage, la relation avec des forces. On ne sait plus qui est l’instrument du violon ou de lui.

Tu ne sais plus lequel joue duquel ! Ça, c’est la musique ! Ungno Lee, mon maître, s’était sauvé de Corée du sud parce qu’il était communiste. Le directeur du musée Cernuschi lui a permis de créer une académie de peinture orientale dans le musée. Dix-neuf ans, j’arrive à Paris, je tombe sur ce gars qui faisait une démonstration. De grandes feuilles de papier, un encrier, un bâton d’encre, un pinceau. Point. Il est en méditation et il démarre. C’est une pièce de théâtre sans paroles. Tu as une intention, tu sais ce que tu veux dire, une émotion, un arbre. Quel arbre ? Tu commences et ça ne se passe pas comme tu penses. Tu joues avec l’inconnu et tu es chaque fois dans une musique. Ça avance et tu vas au bout avec rien. Avec ton être ancré. Tes connaissances du maniement du pinceau peuvent aider, oui. Tu peins sur un papier, donc aucun repentir n’est possible. Si tu vas vite tu peux faire des très hyper fins avec un gros pinceau. Tu peux aussi faire d’énormes tâches, claires ou sombres. Tu joues avec tout ça. Tu joues dans l’espace, en musique, entre le vide et le plein. Tu es dedans et dehors d’où tu regardes, et tu re-rentres ! C’est la mer ! Tu es ballotté ! Ton ego – si jamais tu le gardes – ne peut rien faire. Cette souplesse est possible grâce au feu. Tu lui donnes quelque chose. Il te donne en retour. Quand tu défournes, tu te demandes si la pièce te plaît, si tu peux la développer. Qu’est-ce que j’ai donné ? Que m’a donné le feu ? Comment on avance ensemble ? C’est un éternel recommencement. Le plus amusant est de mettre au point des terres que tu peux recuire plein de fois. Plutôt des pâtes très claires et de très grande qualité que des terres. Chaque cuisson transforme la relation qui s’inscrit dans la même histoire.

Un peu d’humour…

Dans nos vies, ce sont les événements et la mémoire qui nous retravaillent. On n’a pas la main sur eux. La céramique est un apprentissage permanent de la vie.

Voilà ! (Petite voix chantante. «  Voilà, on y arrive ! On a fait un bout de chemin en discutant…). Tu reprends, tu te dis «  J’ai été trop brusque ». Je recuis pour donner une souplesse, de l’humour.

Quand est-ce que c’est bon ? Comment est-ce que tu le sens ?

Je ne sais pas. Ça vient, c’est comme ça. Je ne le sais pas toujours au défournement. Il me faut une journée dans le jardin ou ailleurs. Le temps pour que ça décante : l’intention que j’ai mise, ce qu’a fait le feu, ce que ça donne ensemble, ce qu’est la pièce à ce stade-là…

Vive l’espace !

Les écrivains affirment que les personnages leur échappent, qu’ils deviennent libres. Si tu cherches à contraindre ton histoire, elle manque de vie.

Tu la contrains mentalement. Mais un bouquin est formidable quand il n’est pas mental, quand il dépasse ce stade. Regarde le livre de Jeanne Benameur, La patience des traces. Les personnages sont entiers ; ils vivent eux-mêmes dans le livre. Il y a de l’espace là !