Chaque jour est  Carnaval

Chaque jour est Carnaval

24 janvier 2021 Non Par Paul Rassat

En cinq tableaux

Alors que nous vivons plus ou moins confinés, l’esprit du carnaval déborde. Il envahit l’espace social, politique et culturel. Le monde politique se donne en représentation. Pendant que les derniers de cordée deviennent ponctuellement les premiers, le spectacle continue. « Il faut que tout change pour que rien ne change. » Et pendant ce temps la taupe creuse. Talpa se propose de vous servir cinq articles sur le thème du carnaval. Il y sera question des origines de celui-ci, de sa portée, de la symbolique qu’il véhicule, de références culturelles mais aussi de liens avec ce que chacun d’entre nous vit quotidiennement. Et puis la taupe se fera fort de présenter quelques figures politiques de premier ordre comme des personnages de carnaval.

Tableau # 1 Les fondamentaux

Notre société du spectacle, dénoncée par Guy Debord, est devenue société du carnaval permanent, non stop, live, en play back, au ralenti et en accéléré.

Bakhtine, Debord, du Moyen Âge au carnaval de la consommation

En 1940 Mikhaïl Bakhtine publiait François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance. En 1967 Guy Debord écrit La société du spectacle. Alors que pour Marx la société capitaliste se caractérise par une immense accumulation de marchandises, Debord annonce l’immense accumulation de spectacles. Nous devenons chaque jour un peu plus les produits et faisons davantage partie du spectacle. Nous ne sommes plus des clients mais des consommateurs consumés par les produits que nous consommons et par la sarabande à laquelle nous participons.

Des précédents souvent violents

Ce type de défoulement qui s’exprime à travers le carnaval existait déjà dans l’Antiquité. A Rome l’ordre hiérarchique disparaissait pendant la semaine des Saturnales. Les esclaves jouissaient d’une liberté inhabituelle, ils étaient servis par leurs maîtres. De fastueux repas étaient donnés pendant que l’enseignement et les exécutions étaient suspendus.

Le carnaval ne revêtait pas l’aspect souvent policé et maîtrisé de notre époque. Il était une soupape indispensable à l’ordre social, politique et religieux qui pesait lourdement sur chacun tout le reste de l’année. C’est pourquoi il prenait à l’occasion des tournures incontrôlées et violentes.

« Pendant quinze jours, en février 1580, les habitants de la cité de Romans (Drôme actuelle, Dauphiné d’autrefois) se sont déguisés, masqués de toutes les manières. Ils ont dansé à perdre l’âme, joué, couru, concouru, défilé. Ils se sont défiés entre artisans et notables dans le happening quotidien du Carnaval. Un théâtre populaire et spontané opposait rue contre rue, confrérie contre confrérie. Puis, au terme d’une embuscade, montée par le juge Guérin, personnage de Série Noire, les Romanais se sont entre-tués.
Un événement aux significations multiples, que décrypte un grand historien. »

Présentation du livre d’Emmanuel Le Roy Ladurie Le Carnaval de Romans De la Chandeleur au mercredi des Cendres (1579-1580)
« Pour vivre heureux vivons caché » Sages, les taupes ont adopté ce précepte. A l’opposé, d’autres se selfient à tour de manche télescopique, dans toutes les positions, au point d’apparaître de plus en plus comme des personnages de carnaval.
KyotoKimiko. Œuvre de Kimiko Yoshida

La représentation du Carnaval

Dans son Molière Ariane Mnouchkine filme toute la violence de cet événement qui devient en 1639 une émeute contre les collecteurs d’impôts à laquelle assiste le jeune Molière. Si Mikhaïl Bakhtine appuie d’abord son étude sur Rabelais, on retrouve le thème du carnaval à travers toute la culture musicale, picturale et littéraire au cours des siècles, jusqu’à Hugo, Zola, Maupassant entre autres.

Jean-Marie Privat et toute l’école française d’ethnocritique étudient notre littérature sous cet axe qui permet, par exemple, de relire Boule de Suif, de Maupassant, en lui donnant un sens qui dépasse la dimension narrative et apporte à la nouvelle une profondeur et une cohérence renforcées.

Les thèmes du carnaval

  1. Déguisements et mascarades.
  2. Défilés et cortèges.
  3. Quêtes, excès alimentaires et licence sexuelle.
  4. Lutte et violence.
  5. Le monde à l’envers.
  6. Rires, jeux et amusements.
  7. Jugement, sacrifice et expulsion.

Dans Boule de Suif (dont le nom correspond à un personnage de carnaval) figurent tous les thèmes signalés par Mikhaïl Bakhtine. En 1870, quelques français fuient en diligence l’avancée des troupes prussiennes. Les premières lignes du texte montrent l’armée française en déroute, défaite, se repliant, en haillons, cavaliers à pied. C’est bien le monde à l’envers, la violence, le défilé militaire inversé, les déguisements involontaires, la violence.

Au cours de la nouvelle, la nourriture, les jeux, la sexualité complètent les thèmes des premières pages. Boule de Suif enfin, prostituée connue pour la qualité de ses prestations, sauve à deux reprises ses compagnons de voyage. Elle les nourrit d’abord, se sacrifie ensuite en cédant aux avances d’un officier prussien afin que la troupe puisse continuer sa route. Celle-ci reprend, d’héroïne Boule de Suif redevient vulgaire prostituée méprisée par les commerçants, les aristocrates, les nobles, les religieuses et un faux héros républicain, tous portant le masque de l’honorabilité.

Rupture et renouvellement du temps

L’excès, pour Roger Caillois est aussi le remède de l’usure, un retour au chaos primordial, la suspension du temps repéré, il s’incarne dans des sacrilèges sociaux à la mort du roi (de l’ordre ?), dans des sacrilèges alimentaires et sexuels, dans la parodie du pouvoir et de la sainteté, dans l’infraction, dans la dépense et le paroxysme.

« Le temps épuise, exténue. Il est ce qui fait vieillir, ce qui achemine vers la mort, ce qui use…Chaque année la végétation se renouvelle et la vie sociale, comme la nature, inaugure un nouveau cycle. Tout ce qui existe doit alors être rajeuni. Il faut recommencer la création du monde. »

                                     Roger Caillois L’homme et le sacré

Saisonnalité

Le bon sens reprendrait-il bientôt le dessus ? Restaurateurs, producteurs de fruits et de légumes reviennent à la saisonnalité. On prône le retour à la nature, les liens avec les terroirs et les territoires. C’est qu’on est depuis longtemps hors sol. Les saisons sont marquées par les soldes, la semaine du blanc, le énième anniversaire de telle ou telle grande surface, les scrutins précédés de longues campagnes qui remplacent la ruralité. Le temps ne passe plus, il devient cyclique, se replie sur lui-même et nous enserre dans son enfermement. Les médias contribuent à cette confusion. Comment s’y retrouver entre le direct, le direct live, le léger différé, le play back, la réalité, la télé réalité, la réalité télévisée, la docu fiction, la docu cucul ?