Fabrizio Dori, la mythologie comme terrain de jeu
24 novembre 2023Rencontre très riche chez BD Fugue Annecy avec Fabrizio Dori venu dédicacer Le dieu vagabond et Le fils de Pan.
En vous lisant, on se demande si on ne va pas rater une association d’idées, une référence, un enchaînement. C’est au point où on aimerait savoir comment fonctionne votre cerveau.
Ah, ça, c’est compliqué ! Je travaille par analogies, par liens. Pour le graphisme, je choisis un peu les références mais je n’ai pas besoin d’y penser vraiment. Ça se fait très vite, naturellement. Je pense par liens, oui, aussi bien pour le graphisme que pour l’écriture elle-même. Dans la vie quotidienne ? Je ne sais pas. Je pense que oui, je fonctionne aussi comme ça, parce que j’ai toujours plusieurs perspectives possibles parmi lesquelles je choisis.
D’où vient votre inspiration. Pourquoi partez-vous de la mythologie ?
Il y a un parcours philologique…
Vous êtes un Tolkien italien ? (rires)
Je pars un peu du romantisme allemand, ou du romantisme en général parce qu’il traduit un problème avec la modernité qui arrive à ce moment-là. On passe par Nietzsche et La naissance de la tragédie pour arriver à Jung… Pour moi, la mythologie est une façon de regarder la réalité. Une perspective poétique. C’est peut-être la première façon de raconter des histoires.
Vous y ajoutez une part de psychanalyse, dès le départ.
Elle permet de tout associer, le haut, le bas, la mythologie et la modernité. Dans le rêve, tout est associé et change tout le temps. Je dois préciser que je ne sépare pas le rêve de la réalité.
Nos politiques nous disent qu’il faut « regarder la réalité en face ». C’est leur réalité, qui est réduite à des chiffres manipulables. Vous faites le contraire, vous ouvrez l’esprit et l’imagination.
La seule réalité est psychique. Celle-ci, on ne peut pas l’éviter : elle est nous.
[Nous parlons alors d’approche globale de la réalité. Ce qui, avec les associations d’idées nous mène à la page 106 de l’album Le fils de Pan. La chouette avertit qu’Athena a les nerfs en pelote. Et comme les chouettes évacuent des pelotes de régurgitation… Mais non, c’est la traduction me dit Fabrizio Dori. Sans doute, mais son travail invite à chercher sans arrêt des liens, des jeux de mots, des références. La poésie du récit et du graphisme enrichit cet enrichissement permanent.]
J’aime les mots. J’écris en italien, un peu en français, que je maîtrise moins bien. Il faut toujours se rappeler leur origine grecque, comme pour l’usine Penthéus. Pourquoi le fils de Pan et de Séléné éternue des papillons ? Parce qu’en grec le papillon est psyché. À la fois le souffle et le papillon.
Dans Le fils de Pan, dès les premières pages est posée l’opposition et la complémentarité entre l’ordre et le désordre, le classement et l’aléatoire. Votre façon de procéder est une aventure permanente.
L’aventure, le voyage, oui. Les deux livres sont des voyages complémentaires. Le dieu vagabond est un voyage dans la lumière mais, en réalité, vers la mort. On va vers l’Occident. Le fils de Pan se passe en hiver, dans le bleu, la nuit plus sombre. C’est le voyage vers le printemps, la renaissance.
L’odeur du printemps est présente dès le tout début. Elle précède la saison.
C’est le voyage vers l’Orient. Les deux voyages forment une boucle, un cycle. Ils sont complémentaires.
Le monde de la mythologie comme vous le montrez nous permet de jeter un regard différent sur notre époque. Voltaire l’avait réalisé avec Micromégas, par exemple. Montesquieu avec Lettres persanes.
Oui, il y a cette dimension. Le fils de Pan découvre notre monde. Son regard relève davantage de l’étonnement que de la critique. Surtout qu’il s’accompagne de poésie. Celle-ci s’exprime aussi par les références artistiques. Dans Le dieu vagabond, on rencontre Arès, le dieu de la guerre et de la violence. J’utilise alors Otto Dix et je fais référence à ses œuvres liées à la Grande Guerre. Notre conversation me fait penser que je réfléchis par associations même en dehors de mon travail de création.
Vous voyez un psychanalyste ? (rires)
Non, mais j’ai beaucoup lu. C’est comme si j’avais consulté !
Au risque de me répéter, tout semble partir de la psychanalyse. Par moments, on ne sait d’ailleurs plus très bien si on est dans une séance psy, dans le rêve, entre rêve et réalité ou bien dans une dimension nouvelle née des deux associés.
Tout va ensemble. Au début, dans le carnet du professeur, il est dit que les mots sont comme un labyrinthe. Avec Dionysos toutes les parois tombent, tout se confond. Il est le dieu de l’extase mystique qui fait qu’on se perd un peu soi-même en se diluant dans le monde. Pour moi, le dessin relève d’Apollon, de la rationalité. Il met des limites, ferme les formes et saisit les choses avec la tête. La couleur est Dionysos. Si on la laisse aller, elle mange les formes. Mon but rejoint la philosophie grecque. Il s’agit de trouver la juste mesure entre les deux. La forme et la couleur chacune à leur plus grande intensité mais compatibles entre elles.
L’approche que Fabrizio Dori propose dans son travail peut faire penser à ce que Tobie Nathan écrit dans « Méditations sur le risque ».
« La frayeur
La frayeur est une émotion vive, peur soudaine qui surprend, saisit, pétrifie. En français, l’étymologie nous laisse penser que le mot inclut deux notions :
- L’irruption brutale d’un bruit inattendu (du latin fragor, bruit soudain, vacarme ;
- Quelque chose qui nous extirpe de nous-même (du latin populaire exfridare, faire sortir de la paix, mot qui a donné effrayer….
La frayeur implique un autre, humain ou non humain…(démons, morts) qui vient faire effraction dans mon espace interne jusqu’à me modifier, voire à me métamorphoser »
La frayeur aurait été remplacée par l’angoisse, le stress, la peur d’avoir peur. Le principe de précaution, chassant la frayeur, aurait aussi chassé toute relation directe avec les forces chtoniques pour nous couper de la « nature ».
— C’est pour moi l’idée de poésie, qui s’oppose à la religion. Celle-ci naît pour défendre et couper les hommes du sacré. Elle le récupère à son profit et crée une distance. C’est peut-être nécessaire pour former une société. Sinon, la réalité directe, dans son intensité, c’est la folie. Folie qu’il faut gérer. Comme Van Gogh qui était en train de chasser Dieu en Provence en cherchant la lumière parfaite.
La folie est nécessaire à condition de ne pas s’y perdre. On rejoint votre travail et l’idée de juste mesure, de jeu avec les limites.
C’est ce que je disais du dessin et de la couleur. Il faut, dans le même mouvement, laisser aller et maîtriser. Les problèmes de notre société viennent peut-être d’un manque d’équilibre. Chez les Grecs, c’est ce manque d’équilibre qui créait des choses monstrueuses.
Vous partez de la mythologie pour l’introduire dans le monde contemporain. Vous pourriez vous amuser à partir de la politique actuelle pour la transposer dans la mythologie. Ce serait amusant (rires).
La culture grecque est toujours présente dans notre monde occidental. L’Ulysse de Joyce en est une preuve. Mon prochain travail ? Je ne sais pas encore précisément, mais je vais finir dans la mythologie. Pour moi, c’est inévitable ! Mon livre sur Gauguin montrait la mythologie tahitienne. Il y avait deux regards. Celui de Gauguin sur l’île, celui de l’île sur Gauguin… Oui, il y a toujours une association, un double regard, un équilibre à créer. Gauguin fuit la modernité pour aller chercher le sacré. C’est un peu la recherche du paradis perdu.
Si le paradis n’est pas perdu, si Adam et Ève ne sont pas chassés d’Eden, il ne se passe rien. C’est l’éternité, le temps ne défile pas et il n’y a pas de « Il était une fois… » Quel a été votre déclic personnel ?
J’ai d’abord travaillé dans l’art contemporain, réalisé des expositions dans des galeries. Jusqu’au moment où je me suis demandé « Pourquoi tu fais ça ? » Je sentais ma motivation se tarir, sécher. Je créais des architectures absurdes qui ne menaient nulle part, des machines absurdes qui ne fonctionnaient pas. J’ai souffert d’un manque de sens. Je l’ai trouvé dans le récit.
Au fond, la comparaison avec Tolkien n’est pas injustifiée. Lui aussi avait créé des outils linguistiques. Il a inventé des histoires pour que ces outils puissent trouver leur fonction concrètement.
La narration crée du sens. Ce choix n’a pas été rationnel. Il répondait à une détresse personnelle. Il me manquait quelque chose.
Et pour trouver du sans, vous vous adressez directement aux dieux ! (rires)
Je suis un peu mystique.
Un peu de schizophrénie aide bien aussi à la création.
Le terrain de jeu de la création comporte ces éléments, oui.
Le « terrain de jeu » nous mène au Minotaure : casqué version nazi, à moto, blouson en cuir…Chaque fois qu’il entre en scène, ça devient un labyrinthe. Ça se remarque plus quand ils sont dans le centre commercial. Un lieu sacré qui est devenu centre commercial, un peu comme les couches superposées de l’Histoire. Les temples et les églises ont été construits sur des lieux sacrés, eux aussi. Ils se superposent.
Fabrizio illustre ce jeu de correspondances en montrant une page dont le dessin relie les frères jumeaux Thanatos et Hypnos, la mort et le songe.
Le dessin permet de passer d’un monde à l’autre.
Et l’on retrouve en quatrième de couverture le chapeau du héros. Histoire de ne pas perdre la tête.