Ennui

Ennui

9 mars 2024 Non Par Paul Rassat

Les vieux meurent d’ennui. Le niveau des programmes télévisés précipite leur fin. Ils meurent d’ennui lorsqu’ils quittent l’organisation sociale qui repose presque uniquement sur le travail. La valeur travail qui les avale de leur vivant et les parque ensuite comme des rebuts. Ils meurent de solitude, de se sentir inutiles, exclus du flux tendu qui régit nos rapports, humains et capitalistes.

Voici une courte nouvelle sur les vieux.

Interdiction de nourrir les vieux sous peine de les rejoindre

Devant les larges baies vitrées du bus striées de barres métalliques défilaient les maisons de retraite, toutes identiques. Une litanie de bâtiments cubiques, cours goudronnées, arbres synthétiques à intervalles réguliers, personnes âgées tendant mollement les mains en direction du bus, bouches ouvertes vers les baies fermées.

   Depuis que nous avions pénétré dans ce quartier ceint  tout du long de hautes murailles de métal je me demandais pourquoi je m’étais inscrit pour cette visite organisée par le comité d’entreprise de l’entreprise dans laquelle je travaillais en attendant d’être vieux.

   Nous avions déjà visité les quartiers des jeunes, des nourrissons, des robots, des dirigeants politiques, des financiers, des artistes, des chômeurs cherchant un travail, des chômeurs ne cherchant pas de travail, le quartier des chercheurs, le quartier des sportifs.

   Notre société était particulièrement bien organisée. Afin d’en préserver la diversité, il avait été décidé de la diviser en quartiers rationnellement séparés les uns des autres, chacun comportant autant de sous quartiers que de nuances de peau, d’orientations sexuelles. On avait même pensé à aménager un quartier pour les marginaux qui n’entraient dans aucune catégorie afin qu’ils en forment une.

« Interdiction de nourrir les vieux sous peine de les rejoindre » affichaient régulièrement d’immenses panneaux.

— Pourquoi ? demandai-je au guide.

—  Parce qu’ils n’ont plus de dents. On les leur arrache à l’entrée dans le quartier des vieux. C’est plus simple, nourriture molle, digestion légère, moins de soins à fournir, rationalisation et économies.

C’est que les choses avaient bien évolué depuis qu’il avait été enfin possible de réformer et de moderniser la société pour le plus grand bien des citoyens qui, jusque là, n’étaient pas conscients de leurs véritables intérêts, ces fameux Gaulois qui n’avaient pour eux que la Gaule avant que les Romains ne la leur prissent et qui, depuis, se comportaient en coqs irresponsables, croyant afficher ainsi une virilité perdue. Les choses fonctionnaient désormais sur un mode rationnel, rentable, sans déperdition.

   L’ennui avait, entraîné avec lui la mélancolie et la nostalgie. Je n’avais connaissance d’états d’âme tristement humains que par ouï dire, qui circulaient encore un peu dans une sorte de dépôt mémoriel de plus en plus volatil.

   La régularisation, la planification avaient dissipé tout sens de l’effort, tout esprit de compétition si destructeur. Ainsi, nous, les travailleurs, nous travaillons sans discontinuer, sans vacances qui nous obligeraient à reprendre le collier et à éprouver des regrets liés à l’oisiveté. Rien de tel que la régularité. Ce mode de vie sans changement me rassure.

   Il y a bien sûr ces petites escapades à travers les quartiers, juste le temps de réaliser à quel point nous sommes tous des privilégiés.

   Un léger point d’angoisse cependant. Oh, à peine. Je suis convoqué demain au centre médical. Dix minutes pour me reproduire. Je me demande si je vais y arriver. Je n’apprécie pas cette part de hasard qui subsiste dans nos vies. J’espère que tout a été planifié.

   J’en dirai un mot à la prochaine réunion de régulation.