Jean-Luc Verna, l’art dans la peau
29 janvier 2021Le dessinateur,danseur, chorégraphe qui a plus d’une corde à son calque s’est posé le temps d’une interview. Il y est question d’une exposition à la Fondation Salomon/Annecy alors que la galerie Air de Paris accueille déjà l’artiste.
Maquillage et mise en abyme
Vous exposez vos œuvres et vous êtes vous-même une exposition vivante. Une sorte de mise en abyme poétique, d’écho et de Correspondances baudelairiennes.
D’écho, oui. Dans l’expo, ce qu’on peut voir de plus décoratif, ce sont les choses les moins nobles, l’aspect cosmétique, les strass aux murs, les petits stickers en forme d’étoile façon petite fille enfermée dans un corps vieillissant, les petits insectes en pseudo trompe-l’œil…comme je dessine beaucoup avec du maquillage, à l’image de mon visage il s’agit de la peau de ces murs. Ce centre d’art est comme un corps qui m’accueille. Je me l’approprie comme je m’approprie mon corps. Il est donc normal de le farder, de le bijouter. La peau de ce centre d’art me sert d’espace de monstration pour mes pièces encadrées, mes photos, mes céramiques.
Le maquillage et l’ambigüité forment l’une des bases de votre travail et de votre vie. En maquillant vous rendez plus joli, plus présentable mais dans le même temps vous cachez.
On maquille les crimes…
Cacher pour révéler
Vous, qu’est-ce que vous cachez ?
Généralement plus on tente de cacher les choses plus elles sont visibles. Je suis aussi acteur de théâtre, chorégraphe, scénographe, danseur pour Giselle Vienne depuis dix-huit ans, ce qui me fait voir que tous les systèmes scéniques permettent de renforcer la vraie lecture des choses : c’est le contraire de cacher. Plus on maquille, plus on rend visible. Me maquiller, maquiller mes dessins c’est faire croire à des mensonges ; mais à travers des mensonges qui se montrent comme tels, on cherche la vérité, on gratte. Mes images sont à plusieurs couches, à plusieurs entrées. La première couche est un masque. Mes dessins ressemblent à des ready made bien que je passe de mon dessin au calque, à la reproduction, à des rehauts, à du maquillage. Certains sont très réalistes, d’autres plus pop, dix-neuvièmistes, années trente. Pendant les dix premières années de ma carrière -Retirez le mot carrière !-[immense éclat de rire]on croyait que c’était des ready made. Il faut du temps et une certaine liberté d’esprit pour passer cette phase. Généralement un aficionado de l’art contemporain qui découvre l’accrochage peut passer à côté des fonctions premières de mes pièces. Elles sont une petite série de déflagrations intimes.
Par le souvenir perdre et se retrouver
De petits orgasmes puisque la sexualité est très présente.
Souvent dans le deuil d’elle-même. Mon dessin n’est pas élégiaque, il n’est pas dans la jouissance mais dans son souvenir, dans sa perte, dans son fantôme. La sexualité m’intéresse beaucoup moins parce que j’ai commencé à quinze ans comme travailleur sexuel jusqu’à vingt-et-un ans. J’ai fait mes classes de façon assez abrupte et abrasive. Depuis trente ans je suis HIV. La sexualité pour moi s’est éteinte assez vite alors que la société nous la présente comme un territoire sportif, de compétition. Il faut être sexuel, il faut jouir, faire jouir. Je trouve que c’est d’une grande violence qui nie les rythmes de chacun dans l’acquisition de sa propre sexualité, dans le rapport à son propre corps. Lorsqu’elle est présente dans mes pièces, la sexualité n’est jamais une célébration.
Techniquement, vous retravaillez votre spontanéité par le moyen d’un transfert, le calque, vous perdez pour retrouver autre chose…
Plusieurs fois. Je fais, je défais, je refais jusqu’à ce que l’image soit suffisamment digérée, reprise pour que le fantôme dise à la fois une temporalité ancienne…
Un attachement/détachement.
Un frottement temporel, une sorte de vibration, un peu comme faire revivre les morts. J’ai parfois pris mon inspiration dans les rebuts de l’art contemporain, je recycle. J’exhume les vieilles actrices de la représentation, je les farde en vue d’une dernière chanson de geste pour voir si ça vibre encore.
C’est foisonnant mais pas dans une explosion de joie.
Ça parle de la joie, d’une joie qui peut revenir…
C’est peut-être le moyen de la maintenir, de ne pas rompre avec elle.
Giselle Vienne parle bien mieux que moi du présent qui est très dynamique parce qu’il accroche des choses du passé pour les envoyer vers le futur…
La danse des mots et du corps
Pendant que vous en parlez on est dans la danse. C’est ce qu’exprime votre corps.
C’est un va et vient temporel qui fait que le présent n’est quasiment que l’écho du passé plus ou moins proche qu’il envoie vers le futur. C’est très décomplexé que je ranime les vieilles manières. Elles sont parfois très mal reçues dans le marché de l’art contemporain qui fait une place large à la très vieille course à la nouveauté.
Vous aimez jouer des mots. Vieille nouveauté. Vous dites aussi « désaimer », « Je chamoisise. » Le chat, le moi, le ziz…
Et moisir aussi ! On ne fait pas des images parce qu’on ne peut pas parler mais parce qu’elles parlent. Elles sont des usines à mots, des mots qui expliquent la vie, qui modifient les choses, leur donnent du relief quand elles en manquent. Les images sont gouleillantes. On se les met en bouche, dans l’œil, dans le corps, dans nos têtes où elles fabriquent des mots. Si une image arrive à être juste une image, elle est alors la concrétisation d’un talent que je n’ai pas encore croisé. Même le plus aride des monochromes est d’une richesse de mots incroyable.
L’art de s’affranchir
L’image absolue, qui se suffirait à elle-même. Si on se réfère à Valère Novarina, par exemple, le langage articule le corps et inversement. Tout ce que vous faites, dont la danse, est langage.
C’est grâce à ces multiples articulations que l’art écrit, graphique, dansé, la musique sont de formidables outils d’affranchissement de la servitude sociale, politique.
Nous parlions de calque. En latin calcare signifie « fouler aux pieds ». Calquer ne se limite pas à reproduire la surface d’une image mais à aller au fond, à la presser pour exhumer comme vous le dites. Et puis à danser !
Mettre à la bonne distance
Bien dessiner est une valeur sportive dont je me moque totalement. Si bon dessinateur soit-on, on ne sera jamais à la hauteur des grands maîtres. Avec le calque, je donne une image de mon dessin. Je gomme la vie. Calquer, c’est repasser et refroidir, donner une image de la chose, une simplification, un post mortem, un constat. Je jette le premier dessin ou bien j’en fais du papier à lettres. Avec l’image de la chose, je repars dans le mensonge. Petit, on me disait que les gens calquent parce qu’ils ne savent pas dessiner. Ils y trouvent une facilité, une béquille. Moi, je danse avec cette béquille. La dernière étape de mon travail, très appauvrissante, est la photocopieuse.
Vous mêlez le personnel, l’artisanal, l’industriel, le mécanique…
Ce qui enterre le fa presto du départ à travers des accidents, de la perte, et puis on fait comme dans la vie, avec ce qu’on a.
La correction permet de jouer
Tous vos propos sont ambivalents. Il y a de la perte comme dans la mémoire. Nous sommes tous des palimpsestes involontaires. Vous dites que vous « corrigez » ; mais en corrigeant on se corrige soi-même, ce qui implique une dimension morale.
La première fois que j’ai rencontré Catherine Robbe-Grillet, elle avait plein de feuilles dans les mains. Elle m’a dit qu’elle devait corriger des copies. Je lui ai répliqué « Il paraît que vous êtes plutôt bonne à la correction » -Je la vouvoyais à l’époque-. La correction est essentielle. Elle permet d’être correct.
La polysémie du mot est très intéressante.
La correction permet d’être poli, galant, même si pour certains la galanterie relève aujourd’hui de la misogynie. C’est savoir jusqu’où aller trop loin.
On pourrait penser que vous êtes dans une forme de provocation, ce n’est pas le cas.
J’étais dans la provocation à seize ans, comme punk. J’en ai cinquante… Pour certains je suis un monstre. C’est ce que j’ai choisi d’être, mais avec correction. Dans la rue on me montre mais il suffit que je parle pour qu’on se rende compte que je ne corresponds pas au visuel. Ceci repousse les préjugés. On est dans ce qu’on croit être et savoir mais il y a finalement une première lecture, puis une deuxième, éventuellement une troisième, un temps de digestion.
Devenir des étoiles
L’un de vos thèmes de prédilection est l’étoile. Jean-Marie Privat oriente la lecture de Ma bohème, de Rimbaud, où il est question d’étoile, de la grande ourse, vers le chamanisme.
Quand mon premier compagnon est mort, j’ai placé deux étoiles sur les lettres de son prénom, puis je m’en suis attribué aussi. L’étoile traverse toute l’histoire de l’art, toute l’histoire de l’humanité, toutes les couches de la société. C’est surtout l’étoile à cinq branches qui me branche. Elle représente le corps et les membres ; inversée, elle est un appel au malin.
Danse avec la mort
Vous avez quelque chose à voir avec le diable ?
Ça m’a beaucoup intéressé pendant longtemps. Je viens du sud de la France qui compte des cercles d’initiés très pointus. J’avais commencé mon initiation à seize ans. Elle comporte des paliers, des « rideaux ». Je ne me suis pas senti de passer les derniers. J’ai subi aussi un training catholique très rigoureux. Il faut toute une vie pour s’en extraire.
Tenter d’être soi
Votre travail artistique y contribue.
Les comptes se règlent sur toute une vie. Je règle mes comptes avec la religion, avec la figure de la mauvaise mère, avec le corps qui s’enfuit et que j’essaye de rattraper, avec le grand suspense de la vie que constitue la mort qu’on passe son temps à attendre. Parfois on en a envie, on la recherche…elle est tout le sel de la vie. Le corbeau que l’on voit dans mon travail était au début un messager protecteur des dieux avant que le romantisme n’en fasse un oiseau noir. Mon travail exprime des deuils plus ou moins joyeux.
On retrouve toujours une ambigüité, un entre-deux.
Il n’y a jamais des joies totales, à part dans les connections neuronales fournies par les drogues. Tout est toujours mâtiné de son contraire. Je suis un garçon mais il faut oublier ce qu’on a appris, il faut court-circuiter la fatalité des dominants et des dominés sans se faire harponner par des idéologies.
S’enrichir des autres et les enrichir en retour
L’ambiguité, on la retrouve dans le poème de Chaval Les oiseaux sont des cons. Une merveille ! On rejoint le fait que ma première proposition est moins polysémique et moins drôle qu’enrichie par le va et vient qu’elle suscite. La fonction de l’artiste est d’entraîner des réactions chez les gens. Mes premières pulsions créatrices me concernent, elles émanent de mon monde mais les histoires que les autres créent à partir de mon stimulus m’intéressent autant que la petite déflagration que j’ai évoquée. C’est ce qui me rend vivant, que les gens tricotent avec ce que je leur donne ! La relation est la même avec mes étudiants. Mon rôle est d’activer chez eux qui ne sont pas du même genre, du même niveau social, pas de la même génération, d’activer des choses qui font que ça commence à pétiller.
Nous disions qu’il y a une sorte de mise en abyme quand vous êtes présent dans l’une de vos expositions. Qu’espérez-vous du public quand vous n’êtes pas là ? Pour votre exposition à venir à Annecy, par exemple ?
En dehors de l’ancien lieu d’exposition de la Fondation Salomon, et à Genève, je n’ai rien montré de mon travail dans la région. C’est pour cette raison que ce sera un panachage d’œuvres nouvelles et d’anciennes pièces. Il est aussi question d’un dialogue public avec le critique Claude-Hubert Tatot.
Être grave sans être sérieux
Ça va être sérieux ?
Grave peut-être, mais jamais sérieux ! Le sérieux est une forme d’insécurité qui appelle son pendant ridicule. Le sérieux est une contrainte contraire au mouvement.
On revient ainsi à votre travail qui est mouvement sur le temps, sur soi.
Oui mais paradoxalement je fais de petits dessins, contrairement à la tendance actuelle, pour provoquer un face à face, alors que la moyenne du temps passé devant une œuvre est habituellement de deux secondes. Il faut un moment, en revanche, pour voir plusieurs entrées que proposent mes travaux.
C’est intéressant parce qu’à regarder les trois tableaux qui sont juste devant nous, je peux y voir une, deux, trois, cinq entrées et lectures différentes.
Ici, à la fois une Vierge de la Guadalupe, la chanteuse Siouxsie Sioux et en même temps le clip de la chanson Swimming Horses ; là Elvis Presley devient une Vierge, ce Jésus noir qui montre une vulve et un anus…chacun peut réactiver mes images de façon différente.
Il est aussi question d’un passage au Brise Glace pendant le temps que la Fondation Salomon va consacrer à Jean-Luc Verna.