Gwenaël Morin

Gwenaël Morin

23 septembre 2024 0 Par Paul Rassat

La rencontre avec Gwenaël Morin est née du plaisir modeste et immense à partager une représentation de son Quichotte à Bonlieu Scène Nationale. La conversation se déroule dans la loge de Gwenaël équipée d’un divan qui pourrait faire penser à un cabinet de psychanalyste.

 — On croit connaître don Quichotte et vous le faites découvrir ou redécouvrir. J’ai tissé tout un réseau de références, de René Girard à Borges avant de m’apercevoir d’une chose pourtant évidente : vous proposez un Quichotte. Vous avez supprimé le don*.

L’année d’avant, nous avions travaillé sur Shakespeare . Lorsqu’on me demandait ce que je faisais, je disais : « Je monte Le songe. » C’est le nom d’usage.

Ça marcherait moins bien avec Don Juan. Juan seul pourrait faire penser à Juan-les-Pins…(rires). Votre Quichotte perd sa marque de noblesse et nous devient très proche.

Il a été déclassé ! Comme une petite quiche. Une quichenette.

Tout votre jeu ouvre grâce à une sorte d’ambiguïté permanente, à tous les niveaux.

La distribution elle-même est très ouverte. Que Quichotte soit une femme. Quand j’ai proposé un rôle à Marie-Noëlle, à l’époque c’était un homme. Il y a à peine plus d’un an. Il avait déjà cette attitude très androgyne. Il a passé le pas. Ça a été chaque fois des hypothèses différentes pour Quichotte. Pourquoi je le monte ? Au départ pour des raisons un peu superficielles. Le Festival d’Avignon m’invite à présenter mon travail. On se met assez vite d’accord sur le fait que je présenterai un classique. Ma proposition qui devait se mettre en œuvre intensément en un an s’appelle «  Démonter les remparts pour finir le pont ». Pour différentes raisons Tiago Rodrigues m’a proposé  de déployer un répertoire de classiques sur quatre ans, en les  articulant avec la langue choisie pour chaque édition. L’anglais, ça a été Shakespeare, Le songe. L’espagnol est la langue de Cervantes. Quichotte est un roman, une langue qui se lit, c’est pourquoi j’ai d’abord pensé faire un monologue. J’ai approché Thierry ( Dupont), Marie-Noëlle, Jeanne ( Balibar)… Je n’avais pas lu le roman. J’ai vraiment découvert Quichotte en le travaillant. Je m’y suis plongé en toute confiance : c’est tellement emblématique, tellement central, structurant d’une grande culture dont je dois me départir. Cette œuvre doit me permettre de dire qui je suis, qui nous sommes.

Qu’est-ce que vous y avez découvert ?

Tout y est fragmenté dans un chaos, un tohu-bohu et Cervantes y produit un effort titanesque pour trouver une cohérence, pour relier des éléments qui n’ont rien à voir les uns avec les autres.

C’est ce que nous passons nos vies à faire.

D’une certaine manière oui, ce besoin de créer du sens.

À la fin de la représentation, les rares éléments de décor sont déplacés de la gauche de la scène ( pour le public) sur la droite. Sans aucune raison apparente. Alors j’ai cherché moi aussi à donner du sens et puis j’ai compris ce que vous venez de dire du travail de Cervantes.

Tous ces efforts, et on ne va même pas jusqu’au bout parce que le temps presse ! Pourquoi on a fait ça ? Dans la fatigue et l’allégresse. Une allégresse nécessaire à une fatigue qui devenait par trop pesante. On répétait intensément. Il y avait des tension, naturelles. On s’est heurté à une question : dans le roman, la bibliothèque est murée. Les livres seraient de fausses reliques produites par le pouvoir pour réhabiliter la chrétienté…

La création s’est faite dans le jardin de la maison Jean Vilar où tout est en double. Il y a deux micocouliers, deux souches assez conséquentes d’arbres centenaires. C’est un jardin d’apparat construit à la française, en symétrie. L’idée a surgi : «  Si on met ça en changeant mais en respectant la symétrie, c’est un effort vain. » Il y a des gens qui s’agitent pour tout changer autour de la même symétrie, et au bout du compte on est au même endroit.

Est-ce que ça ne montre pas le fonctionnement obsessionnel de Quichotte ?

Obsession, vanité, une forme de désespoir généreux qui relève d’un recommencement perpétuel. Réalité, fiction ? Ça tient à si peu de chose. Les deux sont interchangeables ; c’est uniquement un contrat que l’on passe pour voir la même chose.

Cyril Teste captive le public en montrant tous les points de vue possibles, dans une approche cubiste. Vous arrivez à un résultat comparable en prenant un chemin opposé : par moments on n’entend pas parfaitement, à d’autres les personnages sont en partie hors plateau, mais il y a une place laissée au spectateur, à son interprétation, à son imagination.

Avec la part laissée au spectateur, il faut y aller délicatement, sans que ce soit un abandon.

Ce n’est pas le cas parce que tout réexplose à d’autres moments. Vous parvenez à associer un récit épique et une forme d’intimité entre les personnages et le public. On nous fait des confidences, j’ai eu l’impression qu’on s’adressait vraiment à moi.

Grâce à Jeanne Balibar. Et puis c’est un roman tellement existentiel ! Cervantes lâche l’affaire sur son désir d’être un grand auteur. Il écrit à partir de lui-même. On sent que c’est très intime. Ce n’est pas qu’il abandonnerait la grande littérature dont il est pétri, mais il n’est plus du tout dans la préoccupation de la postérité. Quand il commence à écrire ce roman, il est trop tard pour lui. Il a abdiqué mais pourtant il croit encore à quelque chose. C’est pourquoi l’œuvre advient. C’est ce qui donne cette proximité. Il n’a plus peur, il parle vraiment. C’est comme si Balibar cherchait ça au fond d’elle-même. Il est impossible de restituer la part de singularité de Cervantes, elle part d’elle-même. Un acteur ne peut rejoindre la singularité de l’auteur qu’en appliquant la sienne. Parfois ça converge, parfois non. Ce n’est pas parce qu’elle ne ressemble pas à Cervantes ou à Quichotte qu’elle n’atteint pas quelque chose d’essentiel ; ce que Cervantes voulait nous dire de l’humanité. À partir de quelque chose de très intime, de très singulier on touche à une absence ou à une inquiétude universelle. Quelque chose qui nous concerne tous.

Vous êtes d’une fidélité remarquable à un roman que je n’avais jamais lu ( rires partagés), vous êtes fidèle à l’esprit de Cervantes alors que vous nous collez du Paco Ibanez au cours de la représentation. La fidélité ne consiste pas à reproduire à l’identique.

Les grands amoureux savent que la fidélité ne se joue pas sur la superposition des plannings. Elle se joue ailleurs. Je n’ai pas la force de ne pas avoir une approche rationnelle des choses. J’essaie d’approcher les choses de manière constructive, rationnelle, partageable, mais je n’y arrive jamais complètement. Ça entre en crise : la fatigue…à un moment donné je n’arrive plus dans les répétitions, et c’est là où le travail commence, où se joue quelque chose du sensible, de l’intuition, avec tous les risques que ça comporte, les tensions que ça produit et la grande confiance que ça demande à l’équipe, aux uns vis-à-vis des autres. Il y a un miracle quand des spectateurs trouvent dans le spectacle quelque chose qui les touche, qui les concerne.

Il faut d’abord approcher le texte avec des systèmes, avec des logiques et après accepter l’aventure.

Je comprends mieux votre formule «  Démonter les remparts pour finir le pont ».

C’est à ce moment que l’art s’exerce. Comment on arrive à capter, par des formes, par de la surface, des choses qui ne peuvent être captées d’aucune autre manière. J’arrive là à saisir des dimensions de l’humanité qui ne pourraient être saisies autrement. C’est le moment où tout se crée.

Votre façon de travailler, votre Quichotte, répondent à une vraie nécessité.

Que je ne connais pas au départ. Je m’y confronte en faisant. Combien de fois ai-je failli abandonner ce Quichotte ! Et puis, ça doit advenir !

C’est peut-être pour cette raison que le travail de toute l’équipe traduit à la fois une force et une fragilité. Les deux sont indissociables.

Quelque chose doit être créé mais on a la trouille ! Il faut tenir. Pourquoi ? Ah, je ne sais pas ! Je ne me suis jamais aventuré aussi loin qu’avec Quichotte dans cette fiction de la fin : on arrête ! Je m’invente le fait que ce sera terminé, c’est ça ! Et ça finira par arriver, ce sera bel et bien réel. C’est un peu comme si, à l’instar d’Edward Bond qui veut absolument voir à la seconde dans le regard du trépassé, j’allais au seuil de, pour pouvoir, à la dernière seconde témoigner. De quoi ? D’une foi dans le théâtre ? Balibar, Jeanne, Marie-Noëlle sont tellement bouleversants quand ils jouent. Ce n’est pas tellement quand ils jouent bien, dans le bon ordre, avec le bon rythme qu’on a décidé.. Au bout de quatre heures de répétition, quand rien n’est advenu, vous avez tout à coup une seconde de révélation. Vous comprenez, vous savez que les autres comprennent. Même ceux qui n’ont pas lu le roman comprennent ! Il y a quelque chose qui se passe.

Jean-Louis Hourdin, que nous avons évoqué en aparté dit que le théâtre permet d’ « anticiper la réconciliation ». Jean Dasté parlait de la « fleur ».

C’est ce qui permet d’avancer, parce que, quand on regarde l’univers, c’est débile ! C’est quoi ? Et pourtant, l’être humain ne peut pas s’empêcher de donner du sens ! Cet effort désespéré pour relier les choses entre elles est tellement touchant, tellement bouleversant ! Quichotte ne transforme pas le monde – qui le pourrait ? –  mais la représentation qu’on en a.

Rachid Benzine dit que la poésie ne change pas le monde mais qu’elle change au moins notre relation au monde.

C’est  ça. Le monde qui change, c’est la représentation qu’on s’en fait qui change le monde !

Vous êtes comme le Cervantes de qui vous parliez. C’est en abandonnant quelque chose que vous parvenez à créer.

Cervantes a lâché son désir de grand auteur et il s’est mis à écrire comme il respirait. D’après certains analystes, il n’aurait même pas relu son manuscrit. J’adorerais pouvoir faire des mises en scène comme Strehler. Il paraît qu’il commençait une scène, puis les autres et ne jouait l’ensemble qu’au moment de la générale. Ça marchait tout seul. Si j’avais cette force !

Votre Quichotte ressemble par moments à une improvisation totale.

C’est sûr !

Au début de la pièce, Thierry Dupont et vous ne servez à rien sur la scène ; mais vous avez une présence remarquable, vitale.

Dans le roman l’âne et le cheval sont toujours là. C’est une façon de rendre cette présence impassible, alors que se jouent des choses dramatiques. Les animaux accompagnent l’aventure humaine. On est là sur scène, on écoute, on accompagne, on aide si besoin. Habituellement je ne joue pas sauf pour montrer une scène à un acteur. Avec Quichotte, être sur le plateau me met dans une santé mentale exceptionnelle. Ça me fait vraiment du bien. Sinon je tourne autour du plateau avec l’impression que je ne sers plus à rien. Comme si j’étais dans les limbes, entre deux mondes. À Avignon, je n’avais pas eu le courage d’aller sur le plateau, j’étais trop tendu. Mais là, j’ai le sentiment de faire quelque chose ! J’ai failli m’offrir le luxe de ne pas le faire mais mon assistant était pris. Il a fallu que j’assume, je ne le regrette pas du tout.

Le truc était un peu écrit comme ça au départ : le metteur en scène un peu colérique, l’actrice de cinéma, le trans et le dingue ( j’exagère un peu…). Que le metteur en scène soit sur le plateau allait dans le sens des mises en abyme de Cervantes.

Le plus important est d’avoir fait quelque chose de sa journée et d’avoir deux cent-cinquante témoins ! «  J’lai vu, il a fait un truc..— Ah, ah, vous voyez ! »

Vous doutez toujours ?

C’est l’enfer !

J’exprime une nouvelle fois le plaisir partagé à cette représentation, l’impression que l’on s’est tout du long adressé spécialement à moi, que j’ai eu une place dans la représentation.

Ah, c’est bien ! C’est le plus important !

* don vient du latin dominus, le maître. Mais don Quichotte est-il maître de lui-même ? Peut-être davantage que le commun des mortels pris dans les filets d’une rationalité pesante et paralysante.