Nécessité ou cohérence

Nécessité ou cohérence

1 octobre 2024 Non Par Paul Rassat

Nécessité 

Empr. au lat. necessitas «nécessité; l’inéluctable, l’inévitable; besoin impérieux, prenant; obligation impérieuse de faire une chose; caractère nécessaire, nécessité (au sens logique)».

Cohérence

 Empr. au lat. class. cohaerentia « connexion, cohésion »…Cohérence vient du verbe latin haerere signifiant «  attacher ». La cohérence est donc le fait d’attacher avec, de trouver des liens. Cette cohérence est souhaitable, bien sûr, mais elle peut se faire à l’origine ou bien se trouver par la suite. Étant une « obligation impérieuse de faire une chose », la nécessité est à l’origine de l’action. Si elle est intérieure, elle trouve sa propre cohérence en se faisant, en fabriquant, en créant.

Poésie

Revenons à l’étymologie du mot « poésie » avancée par Andrea Marcolongo dans Étymologies pour échapper au chaos. «  L’art de composer des vers se dit ainsi, à partir du mot latin poesis, qui vient du grec ποίησις…qui signifie  «  je fais », «  je produis », « je fabrique », sans jugement porté sur le résultat. » Tout ce qui est fait en conscience, avec application serait poésie.

Jullien et Billeter

François Jullien prône la cohérence, qu’il va dénicher jusque dans les plus petites failles, et bannit l’opposition. On lira son argumentation dans Ce point obscur d’où tout a basculé, par exemple. « En épousant la cohérence des processus à partir de leur plus fine amorce jusqu’à leur déploiement le plus avéré, qu’on peut déjà découvrir dans sa manifestation à venir, la pensée s’est coulée dans leur immanence et n’a garde de s’en abstraire… Or la « sagesse » ni ne construit, en débordant des cohérences ; ni non plus n’a besoin de dramatiser : s’en tenir aux logiques de régulation suffit. »

L’intention ?

« Le cosmos est regardé comme n’ayant pas d’intention, pas d’objectif. Les forces en présence font ce qu’elles ont à faire ; elles tiennent compte de l’état présent des choses, parfois du passé ; elles connaissent hier et aujourd’hui, mais elles ignorent demain ; elles ne peuvent mettre en œuvre ce personnage fictif qui n’est joué par aucun acteur…  » Albert Jacquard in La science à l’usage des non scientifiques. «  Les logiques de régulation » rejoignent  les forces en présence qui font ce qu’elles ont à faire.

Billeter

Jean-François Billeter a écrit un Contre François Jullien. Cet article n’est pas le lieu d’une confrontation. Billeter reproche à François Jullien de partir des différences entre la pensée occidentale et la pensée chinoise pour effectuer ensuite des rapprochements qui lui conviennent. La pensée chinoise ne serait qu’un détour pour mieux voir la pensée occidentale. Un peu comme le poisson qui sauterait hors de son aquarium pour en avoir une image pertinente. Billeter fait l’inverse : il part de ce qui rapproche les deux modes de pensée et plonge dans la notion de nécessité. Il devient poisson et aquarium, comme ce personnage de Giono qui devient la rivière. Dans son Lichtenberg, Billeter cite  »  On ne devrait pas dire : je pense, mais cela pense. Cela, c’est le corps. »

Le boucher et la sagesse

Dans un autre livre traitant de Tchouang-tseu, Billeter reprend cette histoire :

« Quand le boucher du prince Wen-houei dépeçait un bœuf, ses mains empoignaient l’animal; il le poussait de l’épaule et, les pieds rivés au sol, il le maintenait des genoux. Il enfonçait son couteau avec un tel rythme musical qui rejoignait parfaitement celui des célèbres musiques qu’on jouait pendant la « danse du bosquet des mûriers» et le « rendez-vous de têtes au plumage».

– « Eh! lui dit le prince Wen-houei, comment ton art peut-il atteindre un tel degré? »

Le boucher déposa son couteau et dit :

– « J’aime le Tao et ainsi je progresse dans mon art.
Au début de ma carrière, je ne voyais que le bœuf .
Après trois ans d’exercice, je ne voyais plus le bœuf.
Maintenant c’est mon esprit qui opère plus que mes yeux.
Mes sens n’agissent plus, mais seulement mon esprit.
Je connais la conformation naturelle du bœuf et ne m’attaque qu’aux interstices.
Si je ne détériore pas les veines, les artères, les muscles et les nerfs, à plus forte raison [j’épargne] les grands os!

Un bon boucher use un couteau par an parce qu’il ne découpe que la chair.
Un boucher ordinaire use un couteau par mois parce qu’il le brise sur les os.
Le même couteau m’a servi depuis dix-neuf ans.
Il a dépecé plusieurs milliers de bœufs et son tranchant paraît toujours comme s’il était aiguisé de neuf.

À vrai dire, les jointures des os contiennent des interstices et le tranchant du couteau n’a pas d’épaisseur.

Celui qui sait enfoncer le tranchant très mince dans ces interstices manie son couteau avec aisance parce qu’il opère à travers les endroits vides.

C’est pourquoi je me suis servi de mon couteau depuis dix-neuf ans et son tranchant parait toujours comme s’il était aiguisé de neuf.

Chaque fois que j’ai à découper les jointures des os, je remarque les difficultés particulières à résoudre, et je retiens mon haleine, fixe mes regards et opère lentement.
Je manie très doucement mon couteau et les jointures se séparent aussi aisément qu’on dépose de la terre sur le sol.
Je retire mon couteau et me relève; je regarde de tous côtés et me divertis ici et là; je remets alors mon couteau en bon état et le rentre dans son étui. »

– « Très bien, dit le prince Wen-houei. Après avoir entendu les paroles du boucher, je saisis l’art de me conserver. »

Ne faire qu’un

Un personnage de Giono devient rivière ; le boucher de Tchouang-tseu devient la viande qu’il désosse et le couteau qu’il utilise.

La nécessité et la cohérence

L’idéal ne serait-il pas de partir d’une nécessité intérieure pour agir et de la garder tout du long la cohérence qui en naît et l’entretient dans un double mouvement ? En découpant, saucissonnant nos activités, nos sociétés suppriment toute nécessité intérieure, toute cohérence pour, ensuite «  mettre du sens », «  faire société », «  mettre de la qualité dans le jeu ». Le métier et le travail sont devenus  emploi, mission, job dépourvus de toute nécessité intérieure et de toute cohérence. Alors on «  partage » des émotions pour rafistoler le tout. Être rivière, être couteau, c’est l’oxymore existentiel de Michael Edwards. C’est Jean Girel, céramiste maître d’art qui affirme être la matière quand il tourne une pièce.

Jean Girel et l’absence d’intention

« Il faut quitter l’intention pour rentrer dans la voie du ciel. L’intention te limite comme le langage  limite ton champ d’expression. Ce sont des instruments qui cachent la réalité. L’intuition réunit les deux côtés du cerveau, elle est le rapport entre toi, le tour et le tout. Elle te permet d’accéder à ce que Tchouang-tseu appelle la réalité. La réalité, c’est tout… J’essaye seulement d’aller à la découverte de la réalité. Apprendre la réalité. » ( Extrait d’entretien avec Jean Girel, aux Cadoles).