Jean-Pierre Brazs, le sérieux au service de la fantaisie
14 décembre 2024Jean-Pierre Brazs est une personne étonnante, d’où l’intérêt naturel de Talpa pour son travail, sa démarche, son univers inclassables. Entretien avec ce gravatologue adepte du musée sans murs.
Jean-Pierre, vous êtes quelqu’un de très sérieux.
Mon travail est basé sur des institutions fictives comme La manufacture des roches du futur, le Musée du gravat... Je suis directeur de ces institutions, ce qui m’oblige à être très sérieux. ( grand rire, bien franc).
Vous êtes responsable.
Oui, voila, je suis responsable autoproclamé.
Responsable mais pas coupable, comme l’ont dit deux ministres. D’où vous vient ce type de fonctionnement ?
J’ai commencé mon activité artistique il y a plus de 50 ans. Au départ je faisais de la vraie peinture, avec de vrais tableaux, dans de vraies galeries. Et tout ça est un peu ennuyeux ! Je me suis rendu compte que je devenais producteur. Les galeries vendent des marchandises, des produits.
Les cuisiniers disent qu’ils travaillent des produits. Il serait peut-être préférable de dire « de la matière ». C’est à réfléchir.
Oui, quand ils parlent de produits, ils doivent entendre matière.
Votre mode de fonctionnement me fait penser au profil que j’aime tout particulièrement : des gens autodidactes, donc curieux à vie, intelligence en arborescence et oxymores sur pattes.
Ah, ah, ah !!! Je suis autodidacte puisque je n’ai pas fait les Beaux Arts. J’ai fait des études scientifiques, avec un peu d’archi et d’Histoire de l’art. Oui, j’ai un peu panaché. Je suis curieux de nature, un peu randonneur dirais-je. L’arborescence ? J’adore ça ! Souvent je travaille sur quelque chose qui me conduit ailleurs. J’aime bien tirer des fils, faire des passerelles, même entre chaque projet. Parfois il y a des références ou des passerelles secrètes. Les autres peuvent ne pas les voir, mais pour moi elles sont là. Certains pourraient percevoir mon travail comme un peu disparate parce que je fais de l’écriture, avec des matériaux, beaucoup dans des lieux. J’ai arrêté par exemple mon travail sur le paysage.
Votre approche fait penser à l’Oulipo.
Bien sûr, j’appartiens d’ailleurs à l’Oupeinpo depuis 2022. C’est un groupe qui fonctionne comme l’Oulipo. Ils sont tous les deux proches du Collège de ‘Pataphysique dans lequel je suis Auditeur Emphytéote.
Alors, comme vous n’aimez plus vous déplacer, vous créez un musée sans murs.
C’est le Musée du gravat, oui. Quand je crée une institution, je m’attribue un rôle. Je suis le directeur artistique de la Manufacture du futur. Pour le musée, je me suis nommé Expert en gravatologie. Je suis assistant de l’adjoint au sous-directeur, chargé des enregistrements.
C’est ce qui peut faire penser à Einstein.
C’est un travail énorme parce que tout s’effondre au point qu’on peut considérer que le monde entier entre dans le musée du gravat. L’entièreté du monde rentre dans le musée.
Ce qui est intéressant, c’est qu’on frise l’absurde. (Il faudrait même inventer un fer à friser l’absurde).
J’ai écrit beaucoup de communiqués. J’aime bien partir d’un fait pour, avec un déroulement logique, arriver à une conclusion absurde. L’arborescence me fait pousser jusqu’au bout. Dans les enchaînements logiques un tout petit décalage se crée à un moment donné, qui conduit à une absurdité.
Dans Nietzsche et la philosophie, Deleuze écrit « La bêtise n’est pas une erreur, ni un tissu d’erreurs. On connaît des pensées imbéciles, des discours imbéciles qui sont faits tout entiers de vérités. »
Nous sommes d’accord ! Les termes techniques, savants ? J’ai quand même un passé scientifique. La science est à mes yeux très importante, et la pataphysique est la science des solutions imaginaires. Je suis fasciné par la science ! Comme je connais pas mal de scientifiques, j’en ai impliqué un certain nombre dans mes logiques. Ils ont joué le jeu.
Vous venez de prononcer un mot clé, le jeu. On retrouve avec lui l’oxymore, l’humour qui font exploser les cases préétablies.
C‘est essentiel si l’on veut découvrir !
Beaucoup de phrases exclamatives expriment la passion. Un très court silence les suit, puis une explosion de rire.
Si je suis très suivi ? Oui. La Manufacture des roches du futur est une entreprise très sérieuse. Imaginer et fabriquer les roches du futur ! La Cité des Sciences et de l’industrie m’a invité à animer un atelier. C’était techniquement un peu compliqué, faire fabriquer des roches au public, mais l’atelier s’est tenu en 2021 et en 2022.
Ce qui a été réalisé à cette occasion fait donc partie du futur devenu passé ou du passé devenu futur.
C’était très sérieux ! J’ai formé des animateurs de la Cité des Sciences pour qu’ils tiennent l’atelier. Ils fabriquaient des roches dans des moules de camembert ronds. Il y avait des collections de déchets de toutes sortes, de sables différents, des fragments de différentes roches pour réaliser des amalgames. Les gens pouvaient y ajouter des matériaux personnels.
En Maurienne, j’avais fait un carottage dans les roches du passé, donc dans le sol. Quand on fait un carottage dans les roches du futur, la carotte est aérienne. De grosses carottes dans la vallée de la Maurienne, c’était très beau ! Le courrier de l’Unesco m’avait pris des photos pour illustrer un numéro spécial sur l’anthropocène. Certaines de mes réalisations se trouvent aussi à Genève, plus précisément au Jardin Alpin de Meyrin, d’autres en Savoie, à Saint-Julien-Mont-Denis.
Sur votre site j’ai noté deux phrases dont j’aimerais un commentaire de votre part. « Déplacer des gravats d’un tas vers un autre pourrait perturber localement l’espace-temps. »
Bien sûr. Cette phrase fait partie des communiqués du Musée du gravat. J’ai d’ailleurs fait une conférence sur le sujet au Collège de ‘Pataphysique. Ça me paraît important. Vous savez, quand on déplace les matériaux d’origine anthropique c’est phénoménal ! La quantité de matériaux anthropiques alourdit la planète, ou peut-être pas puisque ce sont des matériaux qui existent déjà et que l’on déplace.
Ça fait penser au battement d’ailes du papillon qui déclenche une tempête à l’autre bout de la planète.
L’un de mes communiqués publié par Collège de ‘Pataphysique concernait la litho linguistique. J’ai aussi beaucoup travaillé sur les murs sonores, les bruits dans les murs.
On en arrive à la deuxième phrase que je vous rappelle : « Déplacer des murs sonores de la ville basse vers la ville haute pour être le seul à posséder un bruit. »
Artaud parlait de Van Gogh et disait que le travail de l’artiste, le dessin, consiste à gratter un mur. On n’arrive jamais à traverser. J’en ai conclu que dans les murs il peut y avoir des artistes qui grattent.
Penone a réalisé une exposition dans une galerie suisse en faisant des frottis sur les murs qui portaient des traces des expositions précédentes.
Extra ! En parcourant mes communiqués je me rends compte que je suis parfois un peu déjanté. Comment je fonctionne ? Sur Talpa j’ai repéré un article sur laboratoire et atelier. Ce qui est déterminant est déterminé par les protocoles de création, les conditions dans lesquelles on va mettre en branle la réflexion créative. Une pensée non pas pour penser mais pour produire quelque chose, pour l’organiser en termes de mots, de matière ou d’autres choses. Ce que j’aime bien, c’est créer les conditions, qu’on parle d’atelier ou de laboratoire. On crée les conditions pour que quelque chose se passe, survienne. On peut mettre en œuvre des matériaux, créer des rapprochements fortuits. Il m’arrive de travailler sur de grands plateaux. J’y mets des objets, des textes, des bribes de choses qui n’ont apparemment rien à voir entre eux : j’essaie de créer des liens. Je joue de contraintes. Raymond Roussel explique sa façon de travailler : il rapproche des mots identiques qui ont des sens différents pour construire son récit à partir de ce rapprochement.
On rejoint Borges et son Quichotte revu par Pierre Ménard.
Évidemment je suis un fan de Borges !
Alphonse Daudet a écrit : « Il faut traiter les choses légères avec sérieux et les choses graves avec légèreté. »
C’est pas mal !