Dominique Pitoiset et l’ichnologie
17 juillet 2022C’était à l’occasion d’une conférence de presse à Bonlieu / Annecy, en 2017. Dominique Pitoiset et Philippe Torreton répétaient Arturo Ui. Le metteur en scène semblait un peu bougon, pressé. Ils n’avaient qu’un moment, jusqu’à midi. Une répétition les attendait. Juste avant midi, une dernière question (posée par un jeune homme qui se battait alors contre un cancer). « À quoi sert le théâtre ? » Nous y étions encore à une heure.
J’ai eu la chance de discuter l’année suivante très longuement avec Dominique Pitoiset qui créait A love Supreme, avec sa compagne Nadia Fabrizio sur scène. Discussion dont une partie concernait directement cette pièce. Le reste, un peu à bâtons rompus, n’avait jamais été communiqué. C’est chose faite. Cette réflexion sur le théâtre trouve son prolongement dans l’édito de Dominique Pitoiset pour la saison 22/23 de l’Opéra de Dijon qu’il dirige.
— Si le théâtre n’est qu’un art du constat concernant des points sur lesquels nous pouvons être d’accord, il ne sert pas à grand-chose. Est-ce que la question est « Doit-on faire l’éloge du beau ? » « Doit-on inventer de l’alternative en scène ou restituer du chaos ? » La conscience du chaos, nous l’avons, sinon nous ne ferions pas du théâtre. Je suis hanté par cette question. Alors j’ai reconsidéré beaucoup de choses. Le photoréalisme par exemple me permet de travailler sur la scénographie avec mes élèves en ayant un discoursdramaturgique appliqué au lieu. La scénographie devient alors une alternative au théâtre du constat. C’est l’espace qui propose des perspectives. Mais ça ne suffit pas. C’est en dénonçant la pédophilie en scène que vous réglez la question pédophile ? Ou bien faudrait-il faire l’éloge de l’amour juste ? Même si l’adjectif n’est pas exact.
Pour le spectateur, vous donnez l’impression d’explorer tous les points de vue possibles de manière très fluide. Les hublots de machines à laver de A love Supreme sont aussi des écrans, des tourne disques… Je ne l’avais pas encore vu comme ça… Je voudrais faire un spectacle avec des robots, et avec une femme robot. J’ai découvert l’histoire de ce scientifique japonais qui avait inventé un robot à son image. Il se soumet aujourd’hui à la chirurgie esthétique pour ressembler à son robot jeune. Il ne veut pas vieillir et être le jumeau de son robot. La question du vieillissement est intéressante parce qu’elle nous pousse à une exclusion qui est tout sauf de la sagesse. C’est une grande lessiveuse.
Notre métier est une grande lessiveuse. Avec quarante ans de métier, je suis comme un vieux clown qui a fait plusieurs fois le tour de piste. Je regarde le fonctionnement. On tourne comme un vieux vinyle. On sait qu’on peut faire maintenant du rap avec nos vieux vinyles. Mais on sait ce qu’il y a d’écrit dessus, surtout quand c’est les Clash. Quand j’écoute London Calling, je vois que ce mouvement un peu trash ne l’est plus du tout. Ils étaient super gauchistes ! Moi, j’étais né baba cool ! Avec Nadia, j’ai rencontré une néo punk. C’est le théâtre qui nous a fait nous rencontrer. Le texte de A love Supreme, écrit par Xavier nous a obligés à envisager l’après. Et cet après n’est pas du diabolo menthe comme dépendance. Monter en scène est d’un autre ordre. La problématique est intéressante parce qu’elle permet de voir où sont les repreneurs, où sont les maquereaux, où sont les vieilles danseuses, où sont les jeunes prêts à tout…
Cette grande lessiveuse nous oblige un peu à philosopher. C’est comme pour l’écologie. Le catastrophisme est partout. On fait ce constat d’un côté, ou bien on se dit qu’il faut tout arrêter. On peut aussi se dire « On s’y met comment, nous ? » Tout simplement. Ce que nous avons fait dans notre bled, à quelques uns, on est totalement incapable de le réaliser dans le milieu culturel.
Avec Patrick Timsit dans Le livre de ma mère, c’était la maman, avec A love Supreme c’est la putain.
C’est ce que mon ami Daniel Loazya me disait autrement. « Il y a d’un côté un fils qui n’arrive pas à faire le deuil de sa mère. De l’autre une mère qui n’arrive pas à retrouver son fils. Avec toi les questions de filiation sont toujours problématiques. Il s’agit toujours de faire le deuil de quelque chose en ouvrant une porte sur l’extérieur dont on ne définit jamais les contours. Voilà ce que pourrait être ton théâtre. Ouvrir des portes sur des territoires à conquérir, à investir. Si le théâtre fait état du chaos du monde et si tu cherches à ouvrir des portes, en tout cas tu ne nous emmènes pas ailleurs. »
Je fais de la photo pour me calmer, de plus en plus et beaucoup. Ce passage par l’instantané – Il était une fois un instant figé – va m’aider à sortir du commentaire sur le commentaire. De la narration, en gros. Du fil de la narration. Une photo est un temps suspendu.
Ce « Il était une fois » est une formule magique qui magnifie le contenu du paquet cadeau.
La discussion part du côté de Georges Orwell.
1984, je voudrais en faire un spectacle. Et de La ferme des animaux un seul en scène. J’en ai discuté autour de la table avec mes deux fils. Nous avons développé des axes en fonction de l’actualité, les terroristes, les Gilets Jaunes, le mouvement étudiant et lycéen. Notre maison se trouve à la campagne. Nous sommes tombés d’accord pour dire que l’endroit où nous nous ressourcions est la bibliothèque. C’est là qu’il y a les livres de toute une vie, du sol au plafond dans cette grande pièce. C’est un peu comme si la pensée sortait des bouquins. On circule des uns aux autres. On se pose, on discute. Voilà une Tour de Babel où j’aimerais penser un projet sur l’utopie et sur les Lumières. J’ai tous les matériaux mais je crois que la production est impossible.
Je suis assez sensible au nom des rues. Quand, comme ici, vous avez une rue de la Liberté qui va rejoindre une rue Jean-Jacques Rousseau ! C’est le cas à Dijon et à Annecy ! Chez moi, il y a Buffon, Diderot, Rameau, tous les Encyclopédistes. Je devrais écrire quelque chose sur la traversée des siècles dans ma ville pour essayer de comprendre comment on pourrait se mettre en perspective ensemble. Ça me semble être une belle utopie.
Une bibliothèque est une géographie de nos connaissances qui crée des liens entre les livres et nous, dans les deux sens, ainsi qu’entre les livres eux-mêmes.
Quelle volupté de voir une tranche de livre, de le prendre, de l’ouvrir sur des souvenirs de trente ou quarante ans parfois ! Les livres nous parlent. L’autre jour j’ai cheminé autour de ma chambre non pas avec ce réactionnaire de Xavier de Maistre mais avec Montaigne. On croise Montesquieu, on boit un verre avec Goethe.
Avec l’âge les sujets ne s’épuisent pas. Ils prennent un relief différent.
Je suis passé à côté de tant d’occasions ! Je me dis « Rattrape ce temps perdu ! » C’est sans fin. Mais je m’interroge beaucoup sur la question du théâtre, sur cette activité. Ce questionnement me permettra peut-être d’avoir moins de regrets. Il faudra bien tourner la page à un moment.
Ce qui vous semble vous peser est plus le financement, certaines contraintes.
Il y a une certaine confrontation à la réalité du financement et aux réseaux, mais elle a toujours existé. Il faut aussi penser à construire le monde d’après. C’est le sujet de A love Supreme. C’est une tache noble, sinon on peut être mercenaire jusqu’à ce que mort s’ensuive…
Quand on a le privilège de jouer une bonne centaine de fois, les ailes poussent si c’est bien travaillé. Patrick, avec la nomination aux Molière joue maintenant Le livre de ma mère avec une grâce infinie, une légèreté, une confiance en lui. C’est bien tout le problème « Comment trouver la confiance avant même de parler de la grâce ? » Il faut beaucoup reconsidérer, éprouver. C’est ce qu’on essaye de faire chaque jour en pétrissant la pâte. Je l’avoue de manière un peu égoïste, aujourd’hui je profite de l’occasion qui m’est parfois donnée de fréquenter des grands textes ou d’autres un peu moindres pour réfléchir, pour méditer. C’est un bel exercice spirituel, mental et en même temps un endroit où il faut lutter pour partager.
Depuis cette conversation reproduite en gardant son côté spontané, Dominique Pitoiset a pris la tête de l’Opera de Dijon. Voici une partie de son édito présentant la saison 2022/23.
Connaissez-vous les ichnites ? Ne dirait-on pas le nom d’une tribu étrange ? Ses membres : les traces et les empreintes. Vos pas dans la neige sont des ichnites ; les moulages des pattes d’un pigeon, ou d’un chien, imprimant une partition dans le ciment frais d’un trottoir, sont des ichnites. Elles ont droit à une science, l’ichnologie, dont l’une des branches, la paléoichnologie, s’intéresse à leurs formes fossiles.
Certaines peuvent remonter au Jurassique. D’autres, plus récentes, n’en sont pas moins émouvantes. J’ai sous les yeux quelques photos montrant celles d’un jeune individu adulte, imprimées il y a dix mille ans dans la vase sablonneuse des abords d’un lac du Nouveau Mexique. De temps en temps, un enfant a marché à ses côtés. Puis son sillage disparaît : son compagnon plus âgé l’a repris dans ses bras pour le porter, sans doute sur sa hanche gauche. Une mère et son dernier-né ? Grande sœur et petit frère ? Grand frère et petite sœur ?…
P.-S. : La guerre d’Ukraine a commencé trois semaines à peine après l’écriture de mon éditorial de saison. Il est donc obsolète, mais je tiens à le maintenir, quitte à apporter quelques précisions. Si les artistes, les penseurs, les créateurs s’étaient toujours tus devant l’horreur, que nous auraient-ils transmis, quels vestiges nous auraient-ils confiés ? Il faut, malgré la guerre et contre elle, prendre le parti de l’intelligence, de l’invention, de la générosité ; de l’écriture patiente, contre la brutalité. Prendre le parti de la culture, qui sait écouter et dialoguer, interrogeant, relançant, construisant. Célébrer la beauté, ce n’est pas forcément se distraire ni détourner les yeux. Ce peut être, aussi, maintenir l’expression d’une exigence essentielle : celle d’un monde toujours plus humain et plus juste, contre les fausses valeurs des massacreurs qui s’acharnent à le dévaster. Un monde capable de préserver, pour les transmettre et leur redonner vie, les traces de nos existences, de nos expériences, fragiles et d’autant plus précieuses. Cela peut sembler dérisoire, à l’heure où l’on bombarde des théâtres, des écoles, des hôpitaux. Sans doute. Aussi dérisoire que ce qu’on appelle le sens. À certains égards, rien de plus inutile. Quoi de plus faible, de plus désarmé, de plus futile que le sens de la vie quand les forces de mort se déchaînent ? Nous pourrions « vivre » dans un univers absurde, sous la loi inhumaine d’un nihilisme réduisant toutes nos voix au silence, interdisant tout droit à la joie. « Plein de bruit et de fureur, et ne signifiant rien » comme le dit si bien Shakespeare dans son Macbeth. Dans un univers pour lequel il ne vaudrait même plus la peine de se battre… Non, décidément non. Je dédie aux peuples victimes de l’infâme barbarie de la guerre la beauté de notre saison. »