Beckett, Godot et nous

Beckett, Godot et nous

23 juin 2022 Non Par Paul Rassat

Godot ne viendra pas

Attendre Godot est inutile. C’est du temps perdu en gesticulations. En répétitions d’un temps sans repères qui ne passe pas. Un temps indigeste qui fait boule dans l’estomac et dans le cerveau. Du temps dans les failles duquel le sens est absorbé comme par un trou noir. Normal, il fait nuit et Beckett nous pose un lapin.

[ Photographie © Jean-Louis Fernandez]

Un processus vivant

La mise en scène d’Alain Françon « se contente » de servir ces failles sur un plateau. De rester au plus près du texte, de le faire voir afin de l’ouvrir à la compréhension de chacun. Comprendre, c’est littéralement prendre avec soi. Alors le texte est vivant, il continue son travail en nous. Même processus qu’avec l’exposition Penone à l’Abbaye d’Annecy-le-Vieux. La pâte continue de lever. Elle fermente toute seule. Elle élabore, se transforme en pensée.

Penser et réfléchir

Pozzo, Lucky. Lucky, Pozzo. Les deux faces d’un même miroir. La dialectique du maître et de l’esclave en une seule personne qui est chacun de nous. « Pense » ordonne Pozzo à Lucky. Et alors le discours de l’esclave déverse une logorrhée d’éléments de langage savants plombés de répétitions, de reprises, d’absurde. Le disque est rayé, Lucky ne pense pas, ne fait que réfléchir au sens où il renvoie par réflexion. Il se « reflecit », se courbe, se replie en revenant sur lui-même. Il réverbère. Tout ceci étymologiquement. Il est même étonnant de retrouver ici l’allumeur de réverbère de Saint-Exupéry dans son absurde mécanique répétitive. Si Lucky pensait, il pèserait, évaluerait, apprécierait. Penser, c’est peser. Peser sur et dans le monde. Exister.

Godot ne viendra pas

Godot ne peut pas venir, puisqu’il est déjà là. Dans l’écart entre Pozzo et Lucky. Écart qui les relie. De même que Vladimir et Estragon sont indissociablement en contradiction. Godot ne peut pas arriver puisqu’il est déjà en chacun de nous, pris dans la danse du filet, comme Lucky.

L’espoir de Beckett

Talpa a déjà évoqué sa tendresse. Il y a aussi chez Beckett ce fol espoir de recoller les morceaux, à la manière d’un Platon nous imaginant chacun recherchant notre moitié perdue. De sortir de la servitude volontaire. D’utiliser la langue non pas pour nous couper du monde et de nous-mêmes mais pour nous réunir. Question abordée dans « Un coup de hache dans la tête. » Quelle exigence, Monsieur Beckett !

De l’art de la mise en scène

Une bonne mise en scène est une passoire. Une simple passoire qui montre les trous, les failles, les différences de granulosité du temps, de la matière, de la pensée et du discours. La mise en scène d’Alain Françon est une excellente passoire artisanale qui laisse respirer très justement le jeu des acteurs. Grâce à cette respiration le public comprend, emporte avec lui le texte et le jeu qui, en lui, continuent leur voyage. «  Errare humanum est. » Errer, partir à l’aventure, explorer. « Saturare diabolicum. »