Carbone & Silicium, rencontre avec Mathieu Bablet

Carbone & Silicium, rencontre avec Mathieu Bablet

7 novembre 2020 Non Par Paul Rassat

Sf ? Récit initiatique ? Conte ? Réflexion philosophique ? Faut-il vraiment choisir ?

À la question « Fromage ou dessert ? » lors de notre rencontre chez BD Fugue Annecy, Mathieu Bablet répond « Les deux » : Carbone & Silicium, l’espace et le temps. À chacun de trouver le chemin où s’épanouir individuellement et avec les autres.

L’auteur envisage les enjeux dont dépend notre futur et imagine, entre philosophie et science fiction des voies à inventer

Mathieu, d’où vient le titre Carbone et Silicium ? C’est la vie…

Je voulais que le titre comporte le nom des personnages. Ce qui ressort le plus de l’histoire est le duo qu’ils forment. Pour transcender leurs identités  je ne voulais pas de noms propres ; ils revêtent d’ailleurs plusieurs identités au cours du récit. Leur donner des noms d’éléments périodiques permettait de les relier à leur création scientifique. Le silicium est utilisé pour les circuits électroniques, le carbone constitue toute la structure de leur être.

Vous frappez fort dès le départ de l’histoire en faisant dire à vos deux héros « Le problème, c’est vous (les humains) et dans la foulée « on plaisante ». Constat froid, objectif, lucide, suivi d’un humour qui situe déjà le niveau d’intelligence des personnages.

Il fallait désamorcer la structure classique du récit cyberpunk avec des androïdes qui revêt systématiquement deux angles : la machine qui va vouloir dépasser l’humain pour le détruire, ou bien la machine qui doit justifier de son existence comme être conscient. C’est la problématique de Blade Runner, par exemple. Le texte de la première page permet lui aussi d’évacuer cette problématique, ce sont des êtres conscients, sensibles qui ont leur propre individualité, ce qui permet d’annoncer au lecteur qu’on va suivre une voie inédite.

Est-ce qu’on peut dire que vos robots deviennent de plus en plus humains et les humains de plus en plus passifs, soumis ?

On rejoint la question du transhumanisme, jusqu’à quel point on reste humain en dépassant nos stades humains grâce à la technologie que nous incorporons en nous ? Il est intéressant de le montrer pas tellement sur le physique mais plutôt à partir de leur déshumanisation pendant que les robots suivent le chemin inverse. Ceci donne un angle différent.

Mathieu Bablet à BD Fugue
Mathieu Bablet

Intelligence ? Intelligence artificielle ?

Vous réfléchissez à l’intelligence artificielle. Est-ce que vous partez d’une définition de l’intelligence ?

Non, c’est très compliqué. On ne se pose d’ailleurs pas la question de savoir de quelle intelligence disposent les machines, on se demande plutôt de quel affect on peut les doter.

Aujourd’hui, l’intelligence artificielle ce sont des assistants vocaux, des chatbots, des programmes… que l’on associe à l’anthropomorphisme.

Ce qui pose la question de manière différente. Les meilleurs joueurs d’échecs ou de go sont battus par des machines. Elles sont plus intelligentes que les humains dans certains domaines comme le calcul, mais elles sont très loin du niveau d’un enfant de trois ans sur le plan de la conscience pure. L’angle le plus intéressant pour moi est celui de l’empathie, de l’anthropomorphisme dont on va doter ces êtres de synthèse qui prennent de plus en plus de place dans nos vies. Les gens qui nous répondaient autrefois ont été remplacés sans transition par ces chatbots qui répondent de mieux en mieux à nos questions. C’est troublant, l’intelligence artificielle s’est glissée dans nos vies sans qu’on le voie, en prenant de plus en plus d’importance et le travail d’humains.

On retrouve là l’aspect matérialiste et commercial des choses que vous abordez dans cet album.

On retrouve partout ce versant. Les recherches des scientifiques sont toujours soit perverties, soit utilisées dans un but commercial parce qu’il faut bien de l’argent pour développer les technologies, pour les rentabiliser.

L’intelligence artificielle et le transhumanisme sont positivement impressionnants quand on redonne la vue à des personnes aveugles… mais ce n’est que la partie émergée de l’iceberg.

En vous lisant j’ai réalisé que de tout temps on a essayé de définir l’homme par le recours à Dieu d’abord, au chaînon manquant, aux extra-terrestres, maintenant par l’intelligence artificielle : nous avons besoin d’un effet miroir.

Nous sommes toujours en quête de nous-mêmes. Nous ne pouvons pas nous conceptualiser en dehors de nous-mêmes, nous avons besoin d’un dialogue pour réaliser notre anthropocentrisme. L’exemple des extra-terrestres est parlant, on les imagine avec deux yeux, deux bras, deux jambes. C’est aberrant !

Du libre arbitre individuel au destin collectif

Vous abordez la notion de libre arbitre qui contribue à une fin de récit ouverte. Chacun choisit son destin.

Elle est suffisamment ouverte pour échapper aux étiquettes de fin joyeuse ou non…

Je voulais vous demander « optimiste ou pas ? », vous prévenez ma question.

Plus optimiste cependant que mes anciens bouquins. Tous les questionnements portés par Silicium et par Carbone ne contrecarrent pas le lien fort qui les unit. On va au-delà du débat entre intellect et désir, résolution et raison.

Aimer réellement quelqu’un, c’est le laisser libre de choisir sa destinée.

C’est peut-être la libération ultime, surtout quand on parle de robots conditionnés au départ à une seule apparence et à une seule tâche.

Vous traitez la notion de connexion de manière intéressante : les humains se connectent de plus en plus passivement, ils subissent ; la connexion finale que propose Carbone est une façon de perpétuer la vie de manière active. On pourrait dire « humaine ». Il y a un double paradoxe : on se dissout pour demeurer vivant, et ce sont les robots qui le réalisent.

Je voulais quelque chose d’ambivalent. Les limites de l’individualisme ne sont pas altérables, un procédé qui supprime ces limites est enviable mais paraît impensable et contre nature. Il est impossible de savoir si cette solution parmi d’autres est bonne ou pas mais sa pertinence repose sur la démarche collective que le dialogue final souligne.

Carbone parle comme un humain « vivre ensemble, effort collectif ». En réalité ces expressions traduisent une rupture sociale de plus en plus prononcée.

On le voit avec les mouvements militants, associatifs de plus en plus importants pour tenter de résoudre les problèmes actuels : le réchauffement climatique, la disparition de la biodiversité. La seule solution est celle qu’emprunte Carbone.

Redevenir maître de son temps

Vous abordez des thèmes très importants, la mort, la communication, le temps… Le temps nous mène au dessin. J’ai eu la sensation qu’il exprime réellement le temps.

Alors que nos rythmes de vie sont de plus en plus effrénés, il me semble important de reprendre son temps, de redevenir maîtres du rythme que la vie nous impose et d’injecter cette approche au cœur d’une œuvre culturelle tandis que le cinéma, la télévision, les séries nous emportent au contraire dans un rythme de plus en plus soutenu au point que, dès qu’une œuvre est terminée elle cesse de vivre et on passe à la suivante.

Ralentir le temps, permettre au lecteur de se le réapproprier est important. Le dessin y contribue parce qu’il a vocation à être le plus immersif possible. En tant que dessinateur déjà, j’aime me plonger dans chaque case, dans chaque séquence, qui est un univers en soi. Si je le réalise moi, j’espère que c’est une invitation envoyée à chaque lecteur pour faire de même.

J’ai déjà évoqué quelques unes des notions philosophiques que vous traitez, et puis ce cadre un peu général s’ancre dans des faits reliés très directement à l’actualité à propos des migrants, des sans papiers. On voit page 180 le cadavre d’un enfant qui renvoie directement aux images d’un corps d’enfant échoué sur une plage. Vous étirez le temps, et puis l’actualité arrive brutalement, elle explose.

Il est difficile d’être pertinent quand on traite de l’actualité, d’avoir un regard distancié et suffisamment viscéral à la fois. Cette case spécifique replace de l’actualité, un fait, dans de la fiction. Je voulais que ce soit un coup de poing à la hauteur de celui que nous avons ressenti en découvrant ces images à la télé.

Le texte comporte beaucoup de passages philosophiques, certaines choses doivent être montrées de manière déroutante, ce corps d’enfant, la mort de Noriko à l’hôpital, son corps démantelé. Il fallait montrer en quoi l’actualité nous prend par les tripes.

Votre travail traite aussi de la notion d’identité qui évolue avec la reproductibilité. On retrouve cette question dans la philosophie, dans la science, dans l’art. Notre monde est de plus en plus reproductible, que sommes-nous au milieu de tout ça ?

La question est d’autant plus intéressante avec des robots, qui par définition sont reproduits. Il y a aussi la question de notre construction à partir d’éléments de plus en plus segmentés. Sur les réseaux sociaux, on devient le produit du petit microcosme auquel on appartient, chacun devenant la caricature du groupe dont il est la composante.

La décision de Carbone à la fin de votre récit consiste à se demander comment échapper à cet enfermement.

C’est compliqué, je n’ai pas de réponse à apporter. C’est très personnel, très changeant en fonction du moment. Le choix de Silicium est de s’éloigner des hommes pour être connecté au monde, une sorte de désengagement positif, un renoncement à faire société.

On peut considérer que vous répondez à l’éternelle question de la relation entre l’espace et le temps : Silicium opte pour le voyage, l’espace… et la finitude alors que Carbone choisit de se fondre, de disparaître comme individu pour accéder à une forme d’éternité.

C’est ça.

Un autre aspect de votre livre, la lettre et l’esprit. Mecatronik veut récupérer à tout prix des robots qui ont tellement évolué qu’ils ne correspondent plus en rien à ce qu’ils étaient au départ et aux contrats qui les définissaient. On retrouve toujours, dans nos sociétés humaines, cet écart entre la lettre et l’esprit, c’est sans doute l’intervalle entre les deux qui est intéressant.

Probablement puisque le libre arbitre entre en confrontation avec l’idée de faire société. Tout se joue dans l’entre-deux. Il est bien de sa battre pour le libre arbitre, sans que l’individualisme devienne roi.

Utopie ?

Reste l’anarchisme au meilleur sens du terme.

Nous avons actuellement la nécessité de faire société par souci de préservation du vivant, d’où l’obligation de trouver un lien commun.

Votre travail mène assez naturellement à la notion d’utopie.

Mon précédent travail était nettement inspiré par la dystopie littéraire comme 1984, Le meilleur des mondes… une société qui ne marche pas à cause d’un totalitarisme systémique, devenu consumériste aujourd’hui.

 J’aimerais dans mon prochain album m’inscrire dans ce que fait Alain Damasio, dont un texte se trouve en postface. Il fait partie de ces auteurs qui envisagent un futur viable. On ne peut pas s’en tenir à « l’homme est un loup pour l’homme ». Il nous faut inventer des formes nouvelles pour libérer les imaginaires du lecteur.