Sur la mer des mensonges avec Anaïs Nin et Léonie Bischoff

Sur la mer des mensonges avec Anaïs Nin et Léonie Bischoff

15 novembre 2020 Non Par Paul Rassat

Le roman graphique de Léonie Bischoff publié chez Casterman nous invite à découvrir Anaïs Nin au centre d’un tourbillon de relations, d’émotions, de trajectoires sociales, morales, littéraires et artistiques. Pour appréhender ce qu’elle a été et ce qu’elle représente, il faut accepter de dépasser les étiquettes de tous ordres : elle est avant tout une artiste qui confond sa vie et son œuvre.

La maison de l’inceste, Les chambres du cœur, Une espionne dans la maison de l’amour, Être une femme, Comme un arc-en-ciel, Journal de l’amour, voici quelques titres qui permettent de situer Anaïs Nin. Léonie Bischoff s’en allège pour offrir un travail de re-création fusionnel.

Le mensonge, une thérapie ? L’avis de l’auteure

Le titre que vous avez choisi est Sur la mer des mensonges. Vous savez nager ?

Oui, je sais nager dans l’eau sauvage, en dehors des piscines.

Anaïs Nin nageait très bien. Elle n’a jamais sombré.

Elle n’a pas été loin du naufrage. Elle part pratiquement du naufrage et elle apprend à nager grâce à ses mensonges. Si elle était demeurée sage, elle aurait pu se laisser couler.

Peut-on penser que les mensonges et son journal ont pu la sauver de certaines pathologies ?

Je n’ai pas les capacités pour me prononcer à ce sujet. Ses biographies abordent souvent cet angle. J’en suis un peu contrariée, c’est comme si on réduisait ainsi son œuvre à une pathologie. En réalité beaucoup d’artistes, hommes ou femmes, souffrent de névroses plus ou moins handicapantes. L’art, sous toutes ses formes, est un moyen de survivre pour énormément d’artistes.

Effectivement, Anaïs Nin a vraisemblablement subi un inceste dans son enfance, en tout cas l’abandon du père. D’où les failles qu’elle portait, qui lui pesaient. Elle a commencé à écrire aussi pour se défaire de ses troubles anxieux, pour qu’ils ne demeurent pas des handicaps.

Vivre sa sensualité comme la création de soi-même

Pourquoi avez-vous choisi Anaïs Nin comme thème de travail ?

Ça s’est fait naturellement. Adolescente, j’avais découvert ses récits érotiques, qui m’avaient surtout mise mal à l’aise. J’ai découvert ses journaux alors que j’étais étudiante en BD. Je n’ai pas choisi parmi plusieurs figures littéraires. C’était vraiment elle qui m’intéressait, me passionnait depuis près de dix ans. Il y a dans sa voie quelque chose d’hyper universel et en même temps de particulier. Ce journal, elle n’avait pas prévu de le publier. Il dit quelque chose d’intime, de très vulnérable, d’authentique. Même si elle a été retravaillée, sa voix nous mène au cœur de ce qu’elle est.

Cette proximité qu’elle tisse avec le lecteur nous touche particulièrement. Je me reconnaissais aussi dans ses combats pour trouver sa voix d’écrivain, dans sa recherche de liberté amoureuse, de sensualité. Dans la noblesse qu’elle donne à la sensualité et à la sexualité qu’elle voit comme une forme d’art, de communication en tout cas. Exprimer son désir en tant que femme était très peu commun à l’époque, ça l’est moins aujourd’hui.

J’avais envie d’explorer ces thèmes à travers elle. Je l’ai surtout vue comme un personnage qui porte des thèmes qui me sont chers. Je me suis reconnue dans ses quêtes et ses cheminements, même si nous avons pris des voies très différentes. Elle est allée très loin, elle a dépassé des tabous, s’est parfois mise en danger.

Elle écrit d’Henry Miller qu’il « se contente d’assister à son épanouissement, avec pour seul désir la création. » Pensez-vous qu’on pourrait appliquer la formule à Anaïs elle-même ?

Oui et non. A la différence d’Henry, elle cherche toujours à maintenir les autres autour d’elle. Elle a une peur terrible de l’abandon, de blesser les autres. Henry est beaucoup plus spontané. Il pense moins aux conséquences de ses actes. Il n’a pas peur du changement.

Anaïs ne veut pas perdre pied.

Ni perdre pied, ni blesser les autres. Même s’ils sont différents, ils ont en toile de fond la même quête de la créativité pour et par l’art.

Les regards spéculaires d’Anaïs Nin et de Léonie Bischoff

Dès la couverture de l’album, vous faites à votre personnage un regard très présent, pénétrant.

Sur les photos qui la représentent elle a des regards très différents mais toujours incroyablement expressifs. Ce que j’aime et qui ressort de mes BD précédentes, c’est mettre en avant un engagement par le regard, la gestuelle, les mouvements, la manière de bouger dans l’espace. Cette mise en scène se fait beaucoup au moment du découpage. Elle était encore plus importante pour Anaïs dans la mesure où il y a ce double jeu. On doit parfois comprendre qu’elle pense le contraire de ce qu’elle dit, c’est pourquoi le regard, les mouvements de tête sont essentiels.

Comment avez-vous construit votre livre ?

J’ai beaucoup lu. Les versions expurgées ou non des journaux. En français, en anglais. Deux biographies pour avoir une autre approche, dont des éléments de chronologie trop difficiles à retrouver dans les journaux eux-mêmes.

La lecture des biographies m’a renforcée dans mon idée de parler d’Anaïs, car ils sont trop dans le jugement, parfois infantilisants. Je n’ai pas apprécié leur ton. J’ai lu aussi la correspondance avec Henry Miller, que j’ai trouvée magnifique.

J’étais tellement proche des sources que j’avais l’impression d’écrire une thèse. J’ai compris qu’il fallait me détacher pour l’envisager vraiment comme un personnage. J’ai d’ailleurs parfois joué un peu sur la chronologie, changé le décor, l’approche d’une scène.

Paradoxe : du détachement à la proximité

C’est ce jeu sur la chronologie qui donne sa fluidité à votre travail ?

Je voulais échapper à une biographie stricte, me détacher des faits réels pour aller davantage dans l’émotion. Rejoindre sa voix dans son journal où elle n’essaye jamais d’être objective. Même si le récit de ses journées a été retravaillé des années plus tard, elle est dans le ressenti, sans jugement sur elle-même. Sinon elle le fait dans un va et vient empreint d’humour. Elle se voit se juger.

C’est un jeu de miroirs et de conscience.

Je suis restée assez proche de cette voie (voix). J’ai fini par ne plus lire les textes mais les notes que j’avais prises.

Une alchimie intime et visuelle

Elle est une véritable artiste car elle est un être unique qui se crée. Cette approche est bien plus intéressante que l’angle de la morale ou de la pathologie dans lesquels on a voulu l’enfermer parfois.

Elle a totalement mélangé sa vie personnelle et sa vie artistique en s’inventant des rôles à jouer, des personnages. Parfois même, elle annonce à l’avance dans le journal ce qu’elle va faire puis raconte ensuite comment ça s’est passé. Elle met en scène sa propre vie. Je trouve très beau qu’elle en décloisonne totalement tous les. Dissocier la personne de l’artiste ? Avec elle la question ne se pose même pas. Elle est ce qu’elle écrit.

Case du roman graphique Anaïs Nin

Elle atteint une forme d’idéal en mêlant intimement travail, création, désir et plaisir.

Mais elle mêle aussi des hauts et des bas. Elle avoue que c’est extrêmement douloureux. Elle a besoin d’écrire ce qu’elle vit parce qu’elle est ultra sensible et se comprend un peu mieux grâce à son journal. C’est ainsi qu’elle peut ne pas être submergée par les vagues d’émotions et leur amplitude. Il semble qu’elle ait été bipolaire, maniaco-dépressive.

Un dessin aéré aux couleurs d’Anaïs

Vous dessinez au crayon ?

Cet album, oui. Avec un crayon qui mélange les trois couleurs primaires. Je ne choisis donc pas vraiment la couleur qui sort. C’est pour moi une forme de lâcher prise. Comme je suis plutôt perfectionniste, la petite surprise du trait à chaque instant me permet de ne pas être focalisée sur le contrôle. La vibration qui anime le trait ressemble à la voix d’Anaïs qui traduit les multiples facettes qu’il y a en elle. Et puis ce trait coloré me permet de ne pas mettre de la couleur en fond partout. Son utilisation est rare. Je l’employais jusque-là pour des dédicaces, comme Jacques de Loustal. Dans cet album, le résultat est très aéré, très fin et permet justement de faire ressortir le regard. Le trait dans la couleur, c’est comme une émotion dans la voix sans avoir besoin d’en rajouter.

Vous vous lâchez davantage sur les dessins en pleine page qui explosent de formes et de couleurs.

Comme sur des scènes de nuit, oui, avec des couleurs de fond. Rien n’était prémédité. Je me suis demandé si ce n’est pas trop quand je flirte avec le kitch mais j’assume le côté trop féminin, trop poétique qu’on reproche à son écriture. Ce côté joli, je m’en éloigne habituellement, mais là, ça marche.

Finalement du tumulte naît l’équilibre

À la lecture, on est porté parfois par le texte, parfois par le dessin. Un équilibre se crée.

Je ne peux pas m’en rendre compte parce que j’ai travaillé très longtemps sur ce livre. Je passe du synopsis au découpage où je travaille en même temps le dessin et le dialogue. C’est l’étape la plus compliquée. Je ne sais pas si c’est le dialogue ou le dessin qui me vient en premier. C’est l’étape la plus laborieuse. Je sue, je pleure, je rage. Le dessin ensuite est une partie un peu plus artisanale que j’aime beaucoup. J’ai mes petits outils, je peux écouter de la musique. C’est une phase moins viscérale et j’y suis plus à l’aise.