Nickel Boys | Colson Whitehead

Nickel Boys | Colson Whitehead

5 novembre 2020 Non Par Paul Rassat

Être libre c’est aussi être en exil

Pascal Quignard

Toute la puissance d’un grand roman

Pour le psychiatre Boris Cyrulnik, les récits, les romans peuvent faire davantage évoluer les idées et la culture que les théories scientifiques et politiques. Nickel Boys est une recherche d’identité, d’affirmation de soi, de ce qui en soi demeure humain dans les pires conditions : une forme de résilience.

La structure du roman montre à quel point le poids du racisme, de la ségrégation imprègne les vies. Il poisse le temps de celles et ceux qui le subissent, s’imprime dans leur esprit et dans leur chair au point de devenir « une prison à l’intérieur d’une prison ».

Au-delà de l’intrigue : des questions fondamentales

Les références et les citations de Martin Luther King s’incarnent dans le héros du roman en un système d’échos si bien conçu qu’il dépasse le cadre d’une vie. Les violences policières commises régulièrement encore aujourd’hui aux USA contre des noirs montrent la nécessité de Nickel Boys. Il suffit d’être noir pour les subir. Autrefois, un regard, ne pas céder le passage à un blanc, ne pas être à la bonne place… pouvaient coûter la vie.

Noirs, juifs pendant la 2ème guerre mondiale, l’Histoire se répète.

L’écriture de Colson Whitehead est tellement fluide qu’il est impossible de démêler la fiction narrative des faits, la question ne se pose même pas. On est emporté au-delà les péripéties par ce roman d’initiation, de fidélité, de transmission et de mémoire dans la tentative d’être pleinement soi.

Manipuler les mots, édulcorer la réalité

Pendant ma lecture de ce chef d’œuvre, on apprend que les « Dix petits nègres«  d’Agatha Christie s’appelleront désormais « Ils étaient dix« . La bien-pensance fait des ravages ! Pourquoi pas “L’asservissement des gens de couleur“ pour édulcorer “De l’esclavage des nègres“ de Montesquieu ?

Changer les mots dans le but de cacher la réalité est vain. Nègres, noirs, gens de couleurs… En 1966, le premier festival mondial des arts nègres se tenait à Dakar. Léopold Sédar Senghor dirigeait le Sénégal. Il revendiquait sa négritude pour mieux clamer « Mais je déchirerai les rires banania sur tous les murs de France. ».

Les pseudo sciences, toujours au service de l’exploitation humaine

Les nazis géraient avec méthode la disparition de tout un pan de l’humanité. Le racisme sévit encore pleinement aux USA, plongeant ses racines dans des théories pseudo-scientifiques comme le créationnisme et le platisme. Les théories du ruissellement défendues par bien des dirigeants politiques et économistes continuent de faire des ravages et de « justifier » des préjugés.

Humaniste ? Droit de l’hommiste ? comme disait l’autre

Le livre de Colson Whitehead contribue à combler un peu ce manque de récits humanistes et rassembleurs dont souffrent nos sociétés. Il met à l’honneur ceux que l’on considère comme des moins que rien, ces « nickel boys » qui ne vaudraient pas plus qu’un nickel, une pièce de un cent. Ces tout derniers de cordée que l’on évacue de la société en les culpabilisant afin de se donner bonne conscience, ces sauvageons qui traités en sauvageons, s’ensauvagent et finissent par justifier le jugement que l’on porte sur eux.

Une œuvre est réussie quand elle donne plus que ce qu’elle dit, fait voir ou entendre. C’est pleinement le cas de Nickel Boys. Le propos de l’auteur rejoint Pascal Quignard au chapitre Refugium de « Mourir de penser » :

Le rêve le plus subversif qu’ait nourri l’humanité est ce mystérieux et pressant devoir auquel l’âme fait appel de s’émanciper de l’oppression qui précède.

Il s’agit de se désasservir…

Mais si quitter l’esclavage pose la question de la fuite, la fuite pose une autre question, peut-être plus profonde encore que ce magnifique exeo…celle du refuge… Si la liberté de pensée est la disposition sans conditions d’un temps sans fin offert sans dessein à son exercice, la vie qui vaut est le refuge…

« Vivre sans qui-vive » définit le refuge…

Etre libre c’est aussi être en exil. La dépendance est de souche comme l’appartenance est prénatale. Nous sommes originairement des êtres contenus. Il faut trouver un modus vivendi entre appartenance et égarement. Il faut trouver une « maison » entre nationalisme et errance.

Un petit angle.

Au cœur de la fuga au cours de laquelle nous expirons en parlant, nous mourons, c’est le re-fugium.

Quelque chose s’abrite de la perte.

Pascal Quignard — Mourir de penser

Trouver notre maison intérieure

De l’importance de la maison comme refuge, de la maison intérieure dont parle Patrick Avrane dans « Maisons. Quand l’inconscient habite les lieux », des maisons qui habitent Nickel Boys et de la fameuse « maison blanche » oxymore essentiel du roman.

Il s’agit de toutes et tous nous « désasservir », opprimés et oppresseurs. Peut-être par l’amour que prônaient un Martin Luther King ou un Gandhi ?