“Contrapaso” de Teresa Valero

“Contrapaso” de Teresa Valero

18 octobre 2021 Non Par Paul Rassat

Contrapaso est une enquête sur des crimes commis pendant le franquisme en Espagne. Enquêtant sur les crimes d’un serial killer, un journaliste spécialiste des faits divers se retrouve sur une autre piste. Crimes d’État, mensonges, emprisonnement de filles mères. Celles-ci sont dépossédées de leurs enfants donnés en adoption à des familles  entrant dans les critères franquistes.

Rencontre avec Teresa Valero venue dédicacer son livre chez BD Fugue Annecy.

L’art du contrapaso ( du contrepoint)

Nous pouvons partir de votre titre. Le contrepoint est une ligne musicale ou narrative double. Le fascisme fait croire qu’il n’y a qu’une réalité possible et indiscutable,  «  Ein Volk, ein Reich, ein Führer ».  Or dans votre livre, tous les thèmes sont doubles, hybrides.

Je crois sincèrement que la réalité n’est pas simple, elle n’est pas univoque. Elle est double, triple, ou plus ! Pour rendre l’histoire intéressante, il faut aussi donner une certaine dimension aux personnages. Ils doivent être complexes, éventuellement se repentir de choses qu’ils ont faites auparavant. Je veux leur permettre d’évoluer à partir de certitudes idéologiques qu’ils ont pu avoir. Ils doivent réaliser qu’ils se sont trompés. J’ai beaucoup lu pour réaliser Contrapaso, en particulier sur les années 50. La dictature était alors acceptée par tout le monde, en Espagne et à l’extérieur. En réalité la situation était plus complexe.

Histoire et narration

Il y a de fait beaucoup de lectures de la guerre, de l’après-guerre. Je me suis beaucoup appuyée sur le travail des historiens que je distille ensuite en vue d’une narration. Sans aller vers le divertissement, il faut entretenir la curiosité du lecteur. C’est pourquoi j’ai opté pour un polar afin d’avoir un prétexte narratif.

Même votre polar est double. Il traite d’un côté crimes et mensonges d’État, de l’autre les crimes d’un serial killer.

C’est vrai. Je ne m’en étais pas rendue compte. Pour revenir au thème du double, il y a aussi les masques, les uniformes. Chacun cache quelque chose en-dessous.

Ce contrapaso culmine lorsque les femmes accusées par le pouvoir retournent les accusations contre leurs geôliers. On y échappe totalement pour atteindre une sorte de fusion lors de la confidence que le journaliste le plus âgé fait à son jeune collègue. C’est un moment de sincérité totale.

Contrapaso toujours car la guerre n’est pas terminée dans les esprits espagnols

D’où vient votre inspiration ?

J’aime beaucoup l’Histoire. La situation de l’Espagne est un peu particulière. La guerre n’est pas terminée. On continue à vivre mais elle revient tout le temps et partage la société.     On le voit à l’occasion de débats concernant des sépultures.

Une partie de la population est encore franquiste et provoque un sentiment de honte. Elle s’oppose aux recherches, à l’exhumation de corps de républicains en vue de leur donner une vraie sépulture. C’est difficile à comprendre pour moi parce que tout le monde a souffert de la guerre. Franco n’a donné réparation qu’à son camp. Une fois la démocratie rétablie, l’équivalent n’a pas été réalisé pour donner réparation à ceux qui avaient souffert du franquisme. Beaucoup disent qu’il vaut mieux ne plus en parler, tout oublier. Leon, dans Contrapaso, dit « Comment tu peux oublier une chose que tu ne peux pas effacer ? »

La condition des femmes

Parmi les nombreux thèmes que vous abordez, celui des femmes est central. Il est question de « psyché féminine ». Les femmes sont des machines à faire des enfants.

Avec la chute de la République, les femmes ont perdu en Espagne tous leurs droits. Le divorce, le droit au travail. Le franquisme a imposé une pédagogie qui faisait des femmes des mères devant demeurer à la maison.

Vous émaillez votre récit d’images publicitaires de l’époque qui vont dans ce sens.

Alors que les années 60 ont entraîné la libération sexuelle en Europe, l’Espagne était encore dans ce modèle de la femme mariée et mère.

La culpabilisation comme un péché originel

Ce conditionnement culmine à la page 104. L’un de vos personnages y dit « Personne ne va en prison sans avoir rien fait. »

J’ai entendu ça toute ma vie. Mes grands parents, mes parents, des voisins. Franco disait « Ne parle pas de politique. Fais comme moi. »

Quelques remarques de lecture proposées par Talpa

L’art du contrepoint conjugué

Cette double ligne de narration et de discours parcourt tout l’album. On la retrouve dans l’ironie, qui est un langage double, dans la filiation d’un personnage principal. Dans le fait que deux journalistes enquêtent ensemble. Dans le mensonge d’État qui cache une réalité morcelée. Dans les masques ou les uniformes qui cachent la réalité. Le fascisme est monolithique, la réalité est diverse.

Formatage général

On retrouve dans Contrapaso la dénonciation de l’eugénisme. Celui-ci concourt à la construction d’une société « modèle », élitiste. La façon de traiter la maladie mentale, la croyance en une prédestination sociale renforcent ce fonctionnement politique et social. Qui tord le réel.

Amour de la langue et liberté

À l’opposé de cet embrigadement collectif, Teresa Valero se demande si un journaliste ( et quiconque) peut rester libre. « Oui, répondait Camus, par la lucidité, le refus, l’ironie et l’obstination. » Camus, un poème de Sappho illustrent le niveau de réflexion et d’écriture de l’auteure. Elle fait dire à l’un de ses plus humbles personnages « Peut-être que le bonheur, c’est compliqué pour les riches. » Formule qui vaut bien des études sociologiques ! La préface de Pierre Christin, suivie de la juxtaposition des deux premières pages nous plongent à la perfection dans le travail de Teresa en donnant le ton. Ironique, bien sûr ! La qualité du dessin est à la hauteur de l’ensemble de l’album.