Coutelier, forgeron, humaniste : Éloi Desbrosse
8 août 2023Rencontre avec Éloi, coutelier forgeron à Blanot. Il est question de cohérence, de liens humains et sociaux, du feu et des éléments. Dans un couteau il y a de la matière, du métier et du cœur.
Une philosophie
Gagner de l’argent pour payer les choses de la vie ? Je préfère œuvrer pour contribuer à ma vie, à chaque instant. Plutôt que de consommer des sorties en ville, des activités de divertissement, je préfère réduire l’échelle à un « microcosme » dans lequel tout se retrouve Nous sommes venus à plusieurs reprises à Blanot Je me formais alors à mon activité de forge, mais il manquait le côté social. Et finalement tout a pu être réuni grâce au café associatif. Nous ouvrons deux soirs par semaine, deux créneaux par soir et sommes neuf à gérer le lieu. Ma compagne y a sa boulangerie. La cohésion sociale du village en est enrichie.
C’est le renouveau de mai 68.
Ou la continuité parce qu’on y reprend les sujets qui ont été initiés dans les années 68. Après s’être lancés dans la consommation, on se rend compte que la croissance infinie ne marche pas dans notre milieu fini. À un moment, on lève la tête et on se demande ce qui se passe.
La recherche de cohérence
Ta compagne et toi travaillez grâce au feu. Avec la forge et la coutellerie, il y a l’artisanat, les éléments, le feu. C’est une cohérence et une recherche personnelle.
Le feu est un élément commun avec ma compagne. Nous nous sommes rencontrés dans une ferme d’Isère où j’étais boulanger. Auparavant, je travaillais dans le traitement de l’eau. Je me souviens qu’un ami m’avait dit « Tu es venu chercher le feu. » Elle et moi travaillons au four à bois ; c’est la gestion du feu qui me passionne. Avec le four électrique, il n’y a pas de gestion du feu. J’ai toujours été attiré par la forge. Pour les couteaux, il y a un lien avec mon père qui décorait des manches d’Opinel quand j’avais entre huit et douze ans. Il y réalisait des incrustations de nacre, de bois.. Je l’accompagnais sur des salons de coutellerie. C’est à Thiers, lors de Coutellia que j’ai été saisi ! Je n’ai pas vraiment choisi la voie des études et, alors que j’étais un peu perdu, pour mon anniversaire, ma famille m’a demandé quel cadeau je voulais. Sans réfléchir, j’ai répondu « Une forge et une enclume. » On a décidé de m’offrir un stage. J’ai quitté Autun et le traitement de l’eau pour l’Isère où j’ai ouvert une forge en même temps que je faisais le pain.
Tu associes les activités. Tu as peur de t’ennuyer ?
Je ne m’ennuie jamais. Des idées, j’en ai dix mille. Le plus difficile est de les réaliser.
D’où le couteau. Le fil est infiniment mince. Il faut que s’y concentre tout ce que tu fais.
Un ami m’a parlé d’une métaphore christique. Le couteau sert à pointer et à trancher. Montrer et choisir. J’aime que le couteau soit un objet utilitaire auquel on peut intégrer la beauté. Cet aspect utilitaire s’accompagne d’une forme de modestie. Et puis il faut répondre à certaines contraintes matérielles. J’y ajoute le côté fonctionnel, l’efficacité.
La lame va à l’essentiel.
Je l’aborde dans la sobriété des lignes. Après avoir fait varier toutes les composantes d’un couteau, je me suis demandé comment créer une véritable cohérence.
Il y a un moment de recherche et ensuite ce sont les solutions qui s’imposent. Tu dis que parfois tu pars d’une forme à réaliser et que d’autres fois c’est la forme qui s’impose au cours du travail.
C’est vrai. Et puis il est compliqué d’avoir un retour quand je vends un couteau qui part chez quelqu’un. Ces dernières années, j’ai beaucoup développé ma sensibilité au pouvoir de l’intention. J’ai réalisé un couteau, par exemple. Il est joli, fonctionnel, mais tout au long de sa fabrication j’étais dans des énergies d’énervement, de colère…
Ce que l’acheteur ne sait pas.
Non, mais j’essaye de me rappeler dans quel état j’étais pour la fabrication de chaque couteau et de comparer avec les retours qu’on m’en fait.
Donc, en fabriquant, tu travailles autant sur toi que sur l’objet.
Oui ! Pour moi c’est une évidence. Je me façonne en façonnant l’objet. L’école n’apprend pas à gérer le mental, les émotions. Elle fonctionne sur le développement d’une méthode. J’ai souvent eu comme appréciation « Doit trouver la méthode. » En forgeant, je la trouve naturellement.
Les choses se font à ton rythme.
Ça réunit la spontanéité, l’évidence et le fait de lâcher le contrôle. Se laisser aller. Et puis le rythme est partout dans nos vies. Il faut voir le documentaire FOLI. Un Africain y parle du rythme. Et on voit et entend un forgeron qui fait un outil pour tailler le bois. » Tic, tic, tic… » Tu vois ensuite quelqu’un qui taille le bois avec l’outil en question. « Tic, tic, tic… » Et à la fin, ça donne un djembé. Tout est du rythme. J’ai commencé les percussions à sept ans.
Tout ce que tu fais, ce que tu es et as été se retrouve sur le fil d’une lame.
On peut y ajouter de la beauté. Partir de la ligne pour l’incurver.
Est-ce que le couteau parfait existe ?
Est-ce que la perfection existe ? (rire). Est-ce qu’il faut la rechercher ? Il faut mieux être dans l’intention que chercher à « faire parfait ».
Qu’est-ce qui se passe quand tu vends un couteau ?
Pour les premiers, c’était difficile. Quand je passais à un nouveau couteau, le précédent ne valait plus rien. Et c’est pour ça que j’avais du mal à le vendre. Je lui étais quand même attaché et le voir partir était un déchirement, comme de voir un enfant qui part de la maison. Je m’y suis presque fait, sauf pour les pièces dans lesquelles je me suis particulièrement investi, même si je place toute mon intention en chacune.
Est-ce que la personnalité de l’acquéreur est importante ?
Très souvent le courant passe. Il y a un échange plus riche personnellement qu’une transaction commerciale. Les échanges avec d’autres couteliers peuvent être de cet ordre. Certains, lors d’un salon, m’ont confié qu’ils iraient volontiers dans le sens de mon travail.
Partir de l’accident
J’utilise parfois de la loupe. C’est comme « un accident » dans la vie d’un arbre qui se construit différemment autour. Sa fibre part dans tous les sens, elle est dure à dompter.
Il faut accepter l’accident. Étymologiquement, c’est ce qui arrive.
Et puis, si le travail de la loupe est plus dur, il permet d’apprendre, même de ses erreurs. Si tout allait tout droit, on ne se poserait pas de question et on rejoindrait la recherche de la perfection. Ce serait plat. Depuis un an, j’essaye une nouvelle ligne inspirée des katanas japonais. J’ai bricolé, je n’étais pas content de moi. Mais là, je tiens quelque chose, même si je ne suis qu’au début de cette technique. J’ai trouvé aussi une autre technique. C’est bien de pouvoir changer.
Pour danser en rythme ! (rires)
Je ne pars jamais de rien. Je m’inspire de ce qui existe. Les bienfaits de la mondialisation, c’est le partage.
Tu pratiques le tai-chi. C’est aussi une façon de réunir le corps et l’esprit ?
C’est parti d’un stage de jazz quand j’avais quatorze ans. Un prof nous permettait de vivre des moments de calme avec certaines pratiques. J’ai appris plus tard que c’était du tai-chi.
Tu as dit que tu a presque trop d’idées. Le feu, la coutellerie, le taï-chi te permettent de te recentrer.
Le taï-chi, c’est pour moi ancrage et centrage. Ressentir l’énergie, se recharger en puisant l’énergie du sol.
Arrive alors un couple venu commander un couteau.
Vous collectionnez les couteaux ?
Non, nous avons différents couteaux appropriés aux usages de la cuisine.
Vous êtes donc exigeants.
Il faut avoir le couteau pour parer la viande, découper le gigot. Il en faut d’autres pour d’autres utilisations.
Et vous invitez Éloi à partager le gigot ?
Si le couteau nous convient. (rires).
La conversation touche à la souplesse et à la finesse de la lame. Pour un éminceur de légumes japonais, il faut autre chose. On parle équilibre, tenue en main, poids nécessaire pour un sandoku, forme, taille.
Pourquoi achetez-vous un couteau précisément à Éloi ?
Ses couteaux sont d’une qualité extraordinaire. Ils sont très bien balancés, la lame et le manche sont parfaits. Les différents matériaux forment un ensemble harmonieux. Et puis, nous habitons Blanot et les couteaux sont fabriqués à Blanot ! Comme on achète notre fromage ici, on achète nos couteaux !
Vous êtes de quelle origine ?
Nous sommes Allemands. Moi (l’épouse), je suis à Blanot depuis 52 ans. J’ai acheté la maison en 72.
Et vous avez acheté le monsieur plus tard ?
C’est exact (rires). À Blanot, ce sont surtout les pierres qui nous plaisent. Cette fin de vallée est aussi une situation extraordinaire. On a l’impression ici d’être parfaitement protégé. Bien accueilli et bien protégé.
Elle — Je me sens beaucoup plus dans mon pays ici qu’en Allemagne. Nous rentrons pour l’hiver en Allemagne où vivent nos enfants.
C’est vrai, à Blanot les pierres vous accueillent, le village installé dans une poche qui s’élève doucement invite aux rapprochements. Le fil des couteaux rejoint le fil de la conversation. Éloi fabrique aussi des souvenirs : vous pouvez lui confier une pièce de bois à laquelle vous tenez. Il en fera le manche de votre couteau.