Cuisiner le désir
11 août 20254° épisode de La Halte de l’Abbaye. Il s’agit d’y cuisiner le désir pour le partager. Il y est question de foie gras.
Fin avril 2018
Soir de printemps. La terrasse est déserte. Ouvert ? Pas ouvert ? La salle est cependant faiblement éclairée. Une soirée privée, peut-être ?
Nous entrons, toutes les tables sont occupées et une sorte de joie communicative s’est emparée des clients.
Nous remarquons que la serveuse que nous connaissions depuis toujours a été remplacée par une jeune femme à laquelle nous nous empressons d’expliquer quelle destinée utile l’attend.
La table voisine est occupée par quatre gars des gadzarts qui félicitent la patronne pour la qualité du foie gras, ce qui, bien sûr, éveille notre curiosité.
Il en est des foies comme des gens : tous différents. Alors qu’oies et canards subissent tous pratiquement le même gavage, l’être humain se gave lui-même, ce qui produit une infinie variété de foies gras parmi lesquelles il est possible de noter des tendances.
Le foie humain actuel passe souvent dans des lieux de restauration rapide à l’étatsunienne, sa nourriture s’enrichit aussi d’huile de palme et d’autres apports qui développent un cholestérol propice à l’obtention de foies gras très gras et onctueux.
Si vous ajoutez au cholestérol une pointe de diabète, vous atteignez au nirvana : le foie gras sucré qui surpasse tous les desserts connus à ce jour. Accompagné d’une confiture de rhubarbe dont la pointe acidulée titille harmonieusement la sucrosité, ce foie-là vous mènera en paradis.
Mme et M. Torlane s’amusent à rappeler la diversité des foies qu’ils ont eu à ce jour l’occasion de préparer, chacun révélant une personnalité particulière. S’ajoutent ou se substituent ainsi pour tout ou partie au cholestérol et au diabète certains produits hallucinogènes, certaines drogues qui provoquent des états euphoriques. Les foies nourris au Bordeaux, au Bourgogne plongent le consommateur dans un voyage viticole aux accents particulièrement concentrés mais inoffensifs pour la santé. La consommation de 80 grammes de foie gras régulièrement irrigué d’alcool vaut, en plaisir, l’absorption de 80 bouteilles de grands crus !
Chaque foie se révélant unique, Mme et M. Torlane ont eu l’idée appropriée de présenter le plat sous l’appellation « Foie gras surprise. »
Comment leur est venue l’idée de cette préparation ?
En toute logique et en cohérence avec ce qu’ils ont entrepris depuis quelques années déjà : cette volonté de recycler héritée de la célèbre formule « Rien ne se perd, tout se transforme ».
Ayant accumulé richesse et distinctions, le désormais célèbre couple aurait pu choisir de se la couler douce, de déléguer, de délocaliser, mais les Torlane demeurent fidèles aux valeurs françaises du terroir, du travail, du réveil matin réglé à la pointe du jour, de l’accueil, du partage et de la transmission.
Au point qu’ils viennent de concevoir un procédé permettant de rendre gras les foies qui ne le seraient pas assez naturellement : un savant bain de graisses diverses dans lequel les foies prélevés baignent jusqu’à devenir parfaits pour la consommation.
Quand vous aurez goûté aux foies Torlane, vous renoncerez aussitôt aux préparations à base d’oie ou de canard.
Si vous êtes curieux, vos recherches vous apprendront que le foie gras existe depuis plus de quatre millénaires et qu’il était considéré dans l’antiquité comme une nourriture énergétique pratique à transporter. La conserve idéale.
Fidèles à leur démarche écologique et humanitaire, nos héros vont prochainement commercialiser en portions de survie du foie gras conçu pour les pays du Tiers Monde où sévissent famines, sécheresses et désordres de tous ordres. Ils comptent conjuguer leur gamme de produits en version hallal ou casher car ils souhaitent, dans un esprit œcuménique, respecter toutes les fois.
La Halte de l’Abbaye est toujours en route vers de nouvelles aventures humaines !
La prochaine sera vraisemblablement le gâteau qu’on glisse délicatement sous la cerise qui, seule, aurait peut-être le goût de kirsh, oui, bon, et alors ?
Il s’agira d’un mille feuille nous dévoilent Séverine et Franck qui nous livrent quelques secrets au passage. Non, les parties génitales n’ont aucune vertu aphrodisiaque, oui, femmes et hommes se cuisinent différemment car la proportion de graisses n’y est pas la même…mais revenons au mille feuille auquel les Torlane mettent la dernière main.
Il sera constitué d’un montage de très fines tranches de foie gras sucré et de cerveau, servi avec confiture de rhubarbe et chocolat amer.
Du foie, oui, mot dont la racine latine renvoie aussi au figuier et au désir, au figuier dont les feuilles servirent à Adam et à Eve à couvrir leur nudité et à cacher leur désir.

Que cuisiner de plus satisfaisant que le désir ? Le souvenir que l’on garde du désir lorsqu’il n’est plus accessible. Ce qui pose la question « La mémoire du désir est-elle encore du désir ? » Reprenez-en une tranche pour vous en faire une idée plus juste.
Une fine tranche de foie pour le désir, de cerveau-innovation qui touche au plus intime de l’être humain- pour la mémoire du désir et pour mettre en pratique cet aphorisme de Jean-Michel Ribes « Vivons aujourd’hui, c’est là que se trouvent hier et demain. »
Dépassée la madeleine de Proust avec ce temps du désir servi en mille feuille, retrouvé à chaque bouchée, savouré, digéré.
Quand la gastronomie cuisine le temps pour restaurer le désir, nous touchons à l’Olympe.