David Prudhomme, « Du bruit dans le ciel »

David Prudhomme, « Du bruit dans le ciel »

18 novembre 2021 Non Par Paul Rassat

Rencontre avec David Prudhomme en dédicace chez BD Fugue Annecy pour « Du bruit dans le ciel« .

Quel est le sujet de ce livre ?

Bon, ben je vais y aller, moi ! (rires).

Le côté autobiographique agrège la famille, les amis, le lieu, l’Histoire, le temps, le monde entier…on se s’arrête jamais.

C’est un mille feuilles constitué de couches successives. Infinies, elles m’intéressent. Rien n’est infini, mais on a un sentiment de propagation d’ondes. C’est ce qu’on retrouve un peu dans toutes les bandes dessinées que j’ai faites. L’idée de montrer un instant assez restreint, une journée, quelques heures pendant lesquelles se sont passés des événements aux résonances très lointaines. Avec plein d’échos. Il y a d’ailleurs des échos permanents d’une case à l’autre dans la bande dessinée. Il y a la réminiscence de celle qu’on vient de lire, la préscience de ce qui va arriver avant d’ouvrir la double page. C’est tout un mouvement d’échos que j’adore travailler. Quelle était la question de départ ?

Mélange de poupées russes et de peaux d’oignons

Le sujet de l’album.

Il n’y en a pas. Sauf qu’ils sont tous là. (rires). Dans les poupées russes, quelle est la plus importante ? C’est une histoire d’oignons.

Toujours une peau après l’autre, et on pleure à la fin.

C’est quand je n’arrive pas à faire le tour d’une question que j’ai envie d’écrire une histoire.

L’arborescence comme moteur

Le mille feuilles, l’oignon font penser à l’intelligence en arborescence qui consiste à créer des liens plutôt qu’à suivre une ligne droite.

J’ai une cervelle qui fonctionne de cette manière. Mais on est tous comme ça. Le cerveau cherche du sens.

L’école impose un mode binaire. La ligne droite est le plus court chemin…

Je pense que les chemins du dessin m’ont amené à cette approche. J’avais peut-être des prédispositions mais c’est le dessin qui m’a réellement poussé vers cette façon de penser. Il ne s’agit pas de poser des équivalences mais de voir des liens. Plus que de les voir, les ressentir puisqu’ils sont là. Le temps d’observation permet ce processus qui passe par des pensées avant de se concrétiser par des lignes. Les lignes étant des idées. Les choses se répondent, dansent : un pont, un immeuble, une tasse, un cheval, un humain. Le monde en est élargi.

Jeu des correspondances

On retrouve ces correspondances dans les mots. « Copains » renvoie à « lopins ». Il y a un jeu sur le mot « pyramides ». C’est une polysémie, un jeu permanent.

La polysémie m’intéresse vraiment, tant plastique qu’éthique, presque. J’aime les chemins de traverse, faire de la contrebande dessinée (contre bande ?).

Il y a même un jeu sur la chronologie puisqu’on revient page 137 à un nouveau début de l’histoire.

C’est le moment où le réacteur se met en marche.

Tu dessines alors et tu verbalises des choses que les autres ne semblent pas voir parce qu’ils sont uniquement à l’intérieur du processus.

Ils n’ont pas besoin de les noter.

Qu’est-ce qui te donne le recul nécessaire pour le faire ?

Je l’ai depuis toujours. Je ne sais pas. En réalité, je sais pourquoi j’ai ce besoin, mais je ne sais pas pourquoi les autres ne l’ont pas.

Le mouvement, ça n’y paraît pas, est permanent

Revenons à la notion de mouvement, je note sur deux pages : « On passe…on enjambe…on rejoint… pour rallier…on longe ». C’est à la fois le mouvement physique et celui de la pensée.

Si on parle de cartes, c’est la mise à plat, éventuellement du territoire. Je mets tout à plat. Tout est déplié, littéralement mis à plat dans la bande dessinée. Les cases sont des petits pays, avec des frontières. À l’auteur de voir s’il veut fluidifier ou non la circulation entre les cases.

Maîtrise du mouvement : le trait et la pensée

Le mot « frontière » apparaît dans l’album.

Certains auteurs font que le lecteur se demande « Pourquoi cette case après cette autre ? » Il m’est arrivé de travailler cet axe. Avec d’autres, tu es happé et tu ne te poses pas de question. Tu franchis les cases à toutes enjambées. Christophe Blain excelle dans ce travail. Tu veux savoir tout de suite ce qui se passe dans la case suivante. C’est très fort. De mon côté, le dessin n’est pas une illustration plate du texte, je m’y refuse. Il est un accompagnement de la pensée.

Lectures diverses

Il arrive qu’on se demande pourquoi un auteur a transformé une histoire en BD. Ici, la fusion pensée/ dessin est évidente et justifie la démarche. Tout évolue ensemble.

Je voulais justement montrer l’évolution du territoire. Même si elle n’est pas flagrante à l’œil, elle est présente dans les esprits. Le premier titre que j’ai eu en tête était « Mouvement d’un coin ». Mon éditeur n’était pas convaincu ! Je pensais au coude d’une rivière où les déchets s’accumulent. Grangeroux était un peu ça pour moi sans que rien ne l’ait prédisposé à recevoir tout cet agrégat de trucs disparates.

 À ce propos, le rapprochement d’articles de journaux que tu reproduis crée de l’humour et de l’absurde.

C’est la presse quotidienne régionale. Je la lis comme ça. Dès qu’on peut mettre à bas la hiérarchie, ça m’intéresse.

L’ordre et l’anarchie

Tu as donc un côté anarchiste ?

Un peu. Sans volonté militante mais avec l’idée de questionner la hiérarchie. Depuis toujours. Depuis toujours ? À creuser.

Ton titre initial était « Un coin en mouvement ». Tu parles dans l’album d’un  » obsolète projet « , d’ « un séisme bien de chez nous « . Tu aimes bien les oxymores, les contradictions.

Ce que j’ai vu en est l’illustration. Des routes qui arrivent dans des champs, des promesses non tenues…

Les gens sont le cœur de toute histoire

C’est presque une métaphore de la vie en général.

J’en dégage une forme humoristique. Avec le détachement suffisant pour éviter toute dramatisation. Les relations humaines sauvent tout. Ce sont les gens qui font vivre le lieu. Ils lui apportent une histoire et le rendent intéressant. Il faut connaître cette histoire. Il y a sans doute énormément de lieux ignorés comme Grangeroux. Raconter l’histoire du lieu lui apporte du goût, sinon c’est plat, sans saveur. On peut admirer Rome. Si on n’en connaît pas l’histoire on restera un peu sec. On verra des colonnes, la lumière…alors dans des territoires qui ne sont pas beaux ! On ne s’arrête pas, on ne veut pas savoir, on ne peut rien en dégager.

C’est à chacun de chercher dans sa propre histoire ce qui donne sens au lieu où il a grandi. Pas besoin d’avoir la dimension chinoise de Grangeroux. Il est possible de donner un sens qui dépasse la notion de lieu.  

Déplier l’histoire pour avoir à la fois la recette et la saveur de la madeleine

C’est ce que j’expliquais à une amie. À partir des gens, on déplie toute l’histoire, on tisse des fils. J’ai un goût pour les anecdotes racontées pendant les repas de famille. Ce sont les mêmes qui reviennent mais chaque fois avec une nouvelle saveur. Un peu comme le plat traditionnel. Les noms de lieux reviennent de la même manière.

Il y a dans ton travail des guirlandes de noms, en particulier d’artistes, de chanteurs. Et ça se termine par

« Au milieu de rien

Mon manège à moi. »

C’est vraiment émouvant, cette touche de Piaf.

Finir par une ritournelle. Le manège, la vie qui tourne.

Préserver la maison qui est la marmite dans cette recette

Comment le bouquin est-il reçu par tes proches ?

Maman pleure. Elle est contente, elle l’a lu six fois. Nous avons discuté du fait que les femmes ne sont pas très présentes. En réalité elles étaient surtout à l’intérieur de la maison. Les liens avec le lieu se sont faits plutôt avec mon père, mes grands pères et le Shérif. Si on veut vraiment dégager un sujet, ce sont les quatre kilomètres carrés autour de la maison. Celle-ci est l’œil du cyclone, on n’y entre pas. En ce sens, ce n’est pas une autobiographie. La problématique de la famille n’est pas le sujet. Nous ne sommes que les véhicules pour raconter cette histoire du territoire. En réalité, ma vie d’ado se passait à 95% du temps à la maison, avec maman.

La vie mode d’emploi ?

J’essaye de mettre en place des éléments communs aux livres qui se succèdent. C’est un peu un théâtre ou un mode d’emploi de jeu dans la vie. Une façon de regarder. Pour revenir à la question du sujet, il n’y a pas une problématique forte. J’échappe au schéma narratif habituel pour placer le lecteur dans un endroit qui ne l’intéresse pas, ou qu’il croit connaître à fond. La plage, par exemple. C’est une habitude. On aime ou pas. Le Louvre aussi. Tout mon travail consiste à mettre en place les éléments qui vont faire bouger le regard sur un lieu archi connu, ou bien inintéressant, basique.

Transformer du bruit en musique personnelle

Le titre ? Du bruit dans le ciel suggère plein d’interprétations

J’y mets juste une pincée, qui diffuse ensuite dans l’eau. C’est comme faire du vélo, étendre le linge, revenir à la maison familiale. Ce sont des éléments communs à tout le monde. Les échos qu’ils engendrent créent un fil d’histoire commun que je ne travaille jamais de manière flatteuse. Il serait facile de rappeler de bons souvenirs. Les gens seraient contents.

[ La discussion porte encore sur les projets à venir autour de Grangeroux. Sur le fait d’être gaucher lié à la perception et à la conception de l’espace, aussi bien physique que mental…]