Éloge du goût.« Sacrés chefs » met huit chefs au piano

Éloge du goût.« Sacrés chefs » met huit chefs au piano

12 septembre 2021 Non Par Paul Rassat

Qui n’aimerait pas être stagiaire en critique gastronomique  comme le jeune héros de ce livre ? Prétexte à découvrir l’esprit culinaire de 8 chefs, leur musique personnelle au piano. Mise en partition par Fanny Briant, Emmanuelle Delacomptée et Christian Regouby pour cet éloge du goût.

Alain Ducasse, le formateur anti formatage

Forcé de faire de la cuisine dans sa tête après avoir frôlé la mort et cloué à l’hôpital, il la fait aussi avec sa tête. Promoteur du bien manger écologiquement et économiquement responsable, il forme ses collaborateurs qui réalisent ses idées. Il forme aussi ses clients au goût. C’est ainsi qu’on les initie aux crus du café dans « La manufacture de café » comme on le ferait du vin ou du chocolat. Et puis, en matière de goût, ne pas oublier l’acide ni l’amer car « Le pire c’est qu’un goût disparaisse. »

Alain Dutournier, l’artiste

Amateur d’art, il est normal qu’il s’oppose à la standardisation qui nivelle tout. Puisqu’artiste il est, évoquons le fameux bœuf à la gelée de Françoise. Proust écrit « …comme elle attachait une importance extrême à la qualité intrinsèque des matériaux qui devaient entrer dans la fabrication de son œuvre, elle allait elle-même aux Halles.. » Proust nomme Françoise « le Michel-Ange de notre cuisine. » La perfection du plat tenait à la fusion et à l’harmonie des goûts. Il en va de même pour les couleurs et la composition d’un tableau ou d’une tapisserie puisque c’est Jean Lurçat qui initia Dutournier à l’art.

Michel Guérard, le médecin tout en douceur du corps et du goût

Michel Guérard dénonce l’industrie alimentaire et en sage révolutionnaire conseille aux jeunes de reprendre le pouvoir sur eux-mêmes. Hugo avait mis un bonnet rouge à son dictionnaire. Michel Guérard compose le sien avec du bon sens, une certaine rusticité et beaucoup d’imagination. De la palette du peintre, nous passons avec lui à l’amour de la cuisine et des mots. Et aussi à l’art du contre pied puisqu’il s’amuse à rater un dessert pour en parfaire le goût.

A-S.Pic, l’association des cinq sens

Sa palette s’élargit tous les jours. Floral, amertume, végétal, longueur en bouche, recherche permanente, associations « toutes simples ». La cuisine devient danse. La question est posée de la cuisine masculine ou féminine. Posée et dépassée. On croit reconnaître au passage l’auteur d’un livre sur la raison gourmande. On est certain de reconnaître une bouteille de Saint-Joseph. Ce fut le vin commandé pour un repas pris en 1975 dans cet établissement. La cuisine est aussi souvenirs.

Laurent Petit, un terroir, un jardin, une gastronomie

Abandonnant la viande, Laurent Petit a inclus dans son Clos des Sens un jardin où il puise de quoi cuisiner. Il ne faut pas avoir peur de mettre les mains dans la terre. D’autant plus que l’un de ses fournisseurs de fromages, Alain Michel, aimé rappeler que « le fromage, au départ, c’est de l’herbe. » Tout vient de la terre. Le Clos des Sens est un jardin au cœur du jardin que constituent le territoire et le lac d’Annecy. Tous les produits viennent d’un rayon de 50 kilomètres à la ronde. Le Clos est ainsi bien ouvert sur la nature pour revoir la hiérarchie des produits et des goûts. « Qui a décidé que le homard était meilleur que le chou vert ? » Pimprenelle, agastache, roquette vivace, mélisse citron, menthe chocolat ou coq, monarde, sauge ananas… enrichissent la partition inventée par Laurent Petit. Comme les véritables endives de Rudy, et toujours l’amertume.

Gilles Goujon, comme un poisson dans l’eau au village de Fontjoncouse ?

Les vaches n’y ont pas toujours été grasses. Le doute s’est installé au début des 27 années déjà passées dans ce village. 27 années, gage de fidélité à la terre, aux maîtres mots « Authenticité, lucidité et ténacité. » « Être chef, c’est à la fois une vocation individuelle et un engagement de responsabilité collective. » Cette approche de la cuisine n’interdit pas cependant l’humour et le jeu. Au menu, des bouchées soufflées, car souffler, c’est cuisiner. Comme mettre en abyme une fleur de pensée dans une fleur de courgette. L’œuf pourri, gâté de truffe rappelle l’attachement à la terre. Force et délicatesse.

Arnaud Donckele, adepte du coup de foudre

L’arrivée au restaurant du chef me rappelle une anecdote. Chacha, amateur de bons restaurants, travaillait l’été comme sous-directeur de colonies de vacances. Chaque jour de congé, il visitait un restaurant prestigieux. Côté suisse, un client lui aussi seul à sa table l’invite à prendre le café. Discussion, digestif, cigares. Puis l’un regagne sa Rolls conduite par un chauffeur. L’autre enfourche son Solex. Telle est la cuisine. Une danse  dans laquelle le Boléro de Ravel version Béjart ou bien Prévert font partie de la partition et du potager intimes d’Arnaud. Comme Alain Ducasse, Arnaud Donckele dessine le plat qui contiendra le plat cuisiné. Contenu et contenant en harmonie, comme le tagine ou la terrine. Harmonie pour recréer « sa région dans l’assiette. Une ode à la Provence. »

Guy Savoy orchestre les ingrédients

La cuisine ? Une passion et une philosophie qui vont contre les évidences et les formatages. Les langues de chat réalisées par la mère de Guy Savoy contenaient du sel. Pour un plat sucré ! « Puis…du sucre, de la farine, des œufs-des ingrédients qui n’ont aucun intérêt seuls-pour obtenir d’un coup un gâteau qui sent bon. » Beaucoup n’ont pas lu Proust. Peu l’ont relu. Il est possible, en revanche, de sacrifier à la bonne cuisine régulièrement. De faire appel à la fameuse madeleine, de penser au bœuf à la gelée pour réveiller la « papillothèque » (expression de Guy Savoy) de chacun en jouant de la mémoire.