En attendant Godot. Fourvière. 19. 06. 22
21 juin 2022On pourrait se perdre à se demander l’origine du nom Godot. De Dieu ( My God !) aux godasses en passant, peut-être par le godemichet – gaude mihi – car de la vie il faut jouir. Intensément. Concentrer dans l’instant présent, passé, mémoires, souvenirs et projections dans le futur sans oublier de carpe diemer. C’est ce qu’Alain Françon offre au public, cette concentration que permet et nécessite la scène, casserole expérimentale où se cuisine notre existence….En attendant Godot.
En attendant la nuit
On attend que la nuit propice à la concentration magique tombe. Les résultats des législatives sont tombés, très bas. Godot ne viendra pas, on le sait. Il se fera représenter. Alain Françon et Anne Cotterlaz s’inquiètent des rafales de vent. Au-delà d’une certaine violence, il faudra annuler. Ou jouer, éventuellement, sans « la toile », fond de scène rendu vivant par le vent. Impossible pour Alain Françon. C’est ce qu’on comprend en découvrant ce frottis sfumato ou se joue la rencontre entre espace physique et espace mental.
« On est au rendez-vous »
« On est au rendez-vous ! » clame un personnage de la pièce. Oui, tout le monde est au rendez-vous. Mais pourquoi ? Sans doute pour rayer, gratter, balayer le glacis qui fige une réalité sous la répétition vaine. Découvrir ce qu’il recouvre. Gratter la langue, la religion, ou le spirituel, le pouvoir, les sentiments, l’identité, la pensée, la réalité pour percer comment s’articulent le social et l’intime comme le physique et le mental sur la toile, ou sur une scène de théâtre. Car le théâtre de Beckett n’est pas celui de l’absurde. Il est au contraire cette tentative viscéralement intelligente pour s’élever au-dessus de l’absurde réalité répétitive de soi. C’est bien connu, « Les gens sont des cons »…et comme chacun de nous fait partie des cons… Nous pensons qu’il nous faut changer de chaussures pour ne plus souffrir alors que c’est à nous de changer.
L’identité, la carte et le territoire
Lire la Bible, est-ce lire une carte ? Rester à la surface ? Ma carte d’identité énonce mon identité. Mais cette identité est-elle moi ? Dans Une carte n’est pas le territoire, Alfred Korzybski écrit. « L’identité se définit comme « la ressemblance absolue sous tous ses aspects », et c’est ce « tous » qui rend impossible l’identité… Quelqu’un pourra dire : « D’accord, mais pourquoi en faire tout un plat ? » À cela je répondrai : « L’identification se retrouve chez tous les peuples primitifs connus ; dans toutes les formes connues de maladies « mentales » ; et dans la grande majorité des mal-ajustements personnels, nationaux et internationaux. Par conséquent il est important d’éliminer de nos systèmes prévalants un facteur aussi nocif. » Dieu que la réalité et l’identité sont fuyantes !
Les fondamentaux
Sur la scène, une pierre. Et sur cette pierre je bâtirai mon théâtre. Un arbre mort, image de la vie et de la Croix. Quelqu’un qui se prend pour Jésus. Faux, le théâtre est plus vrai que vrai. Une distribution de gestes, de regards, d’enchaînements, d’acteurs que rien ne vient alourdir. La magie de la mise en scène consiste à disparaître derrière le texte incarné. Aucune illustration, aucune explication. C’est du brut. Tout dans le rythme par lequel tout s’ajuste. Un risque cependant, que le metteur en scène, pour le commun des mortels avide d’effets, disparaisse derrière la perfection de son travail. À la mort du jardinier Lancelot Brown, Horace Walpole écrivit : « Son génie était tel que ce qui le rendait le plus heureux des hommes fera qu’il sera aussi celui dont on se souviendra le moins : il a si bien copié la nature que son œuvre ne s’en distingue pas. » Les applaudissements nourris du public étaient cependant destinés aussi bien à Gilles Privat, André Marcon, Philippe Duquesne, Éric Berger, Antoine Heuillet qu’à Samuel Beckett et Alain Françon.
Quelques coups de langue
Beckett est un fou de langue. « Essayer des chaussures, ce sera un délassement. » Ou un délacement ? Pour se libérer de ce filet dans lequel on se croit pris comme Lucky ?
— Écoute. J’entends rien.
La pipe devient par métonymie une bruyère, argotiquement une bouffarde et ensuite un objet de marque Abdulla. Lorsqu’on nous intime de regarder la réalité en face, Beckett fait le tour de la question. Il explore les contours de l’absence. Et même la présence basique est remise en question.
— Elle est bonne ta carotte ?
— C’est une carotte.
Godot, c’est chacun de nous
Nous sommes à la fois Pozzo et Lucky, le maître et l’esclave. Persécuteur et victime de nous-même. Attendre Godot, c’est attendre d’être soi au lieu de vivre. Attendre ce que l’on désire et dont on a peur. « Je ne sais pas pourquoi je ne sais pas » dit l’un des personnages. Mise en abyme vertigineuse de la pensée qui tourne dans la boucle de l’interrogation. Suivie de cette échappée
« — Alors, on y va ?
— Allons-y ! »
Pendant que la toile vibre, que les répliques fusent, les arbres surplombant la scène ajoutent le souffle de leur feuillage et la pierre de Fourvière approfondit le mystère. La tendresse de Beckett est rendue palpable.