Fromage, MOF, Pierre Gay mêle savoir, humour et franc parler

Fromage, MOF, Pierre Gay mêle savoir, humour et franc parler

17 juillet 2021 Non Par Paul Rassat

C’est dans le magasin de la rue Carnot, à Annecy, que se déroule notre conversation avec Pierre Gay. Coups de fils, demande de renseignements ou de conseils des collaborateurs, porte à ouvrir ou à fermer…la rapidité de la pensée va de pair avec la réactivité dans les réponses, dans les déplacements. Malgré ce ballet incessant, la passion, l’engagement pour le fromage s’expriment clairement.

La profession

 Pierre Gay,vous appartenez à une corporation.

Nous ne sommes pas plus de trois mille fromagers en France. Nous arrivons à tous nous connaître et les échanges que nous avons avec nos producteurs y contribuent. Chacun doit trouver sa place dans cet ensemble. Nous formons aussi beaucoup de gens qui circulent entre les uns et les autres.

Un regain d’intérêt

On le remarque aussi dans la restauration.

Oui, c’est une forme de compagnonnage. Nous accueillons beaucoup de gens en reconversion. Le métier est attractif, l’intérêt pour le monde du fromage est récent. Le COVID a entraîné beaucoup de modifications d’habitudes et de comportements. Nous avons en formation, par exemple, une personne qui était pilote de ligne à Tahiti. Trois mois sans voler et vous perdez votre licence pour transporter des personnes. Le concours de Meilleur Ouvrier de France contribue à faire connaître notre métier. Des gens qui avaient choisi des métiers pas suffisamment « concrets » éprouvent le besoin de se réorienter vers la quarantaine : stress, nécessité de changement…Les métiers de fromagers et fleuristes sont parmi les plus attractifs.

L’aspect humain

On peut offrir les deux. Jacques Brel préférait les bonbons.

« Les fleurs c’est périssable… »

Nous sommes dans votre magasin. On voit le produit fini à la vente mais il y a auparavant le terrain, la rencontre avec les producteurs. Un côté très humain.

Nous appelons ce que vous évoquez « De la fourche à la fourchette ». Il est particulièrement intéressant d’avoir tout ce panel de contacts. Nous ne travaillons pas exclusivement avec des producteurs mais aussi avec des coopératives, des petites industries agro alimentaires.

Fromage, affinage et chaîne humaine

Vous prolongez cette démarche avec votre travail d’affinage.

À la cave, oui. Même si aujourd’hui le volume que l’on traite ne permet pas de maîtriser l’affinage de A à Z. Impossible d’affiner du Roquefort, par exemple. On sélectionne les fromages qui nous conviennent et on demande aux producteurs un travail à façon que l’on va rémunérer. Je ne peux pas stocker les quatre cents comtés que je vends par an, en revanche je maîtrise l’approvisionnement. Même si la mécanisation intervient dans les caves, l’œil humain demeure indispensable pour décider du moment de consommation. Celui-ci ne correspond pas toujours avec ce qui était prévu. L’intervention du chef de cave est décisive.

Une région et un pays de fromage

Est-ce que le statut du fromage a changé ? Il a toujours été important dans notre région, les Savoie.

Il est marqué dans notre région mais en circulant dans toute la France et en Europe, on voit un intérêt particulier pour le fromage. Pour l’instant, la France reste le pays du fromage. Pour l’instant, parce qu’on a tendance à s’endormir un tout petit peu sur nos lauriers.

Veiller à la qualité finale du produit

Il y a une trentaine d’années déjà, le Stilton avait été classé meilleur fromage du monde.

Il n’y a que huit fermes qui en fabriquent. L’exemple est intéressant. Un contrôle a été mis en place pour valider la qualité du fromage à travers le monde. Les gens du Comté et du Jura se débrouillent très bien aussi. Ils travaillent depuis trente à quarante ans sur la qualité finale du produit. C’est au point qu’il n’y a pratiquement pas de comtés déclassés. Toute la production est de premier choix.

L’importance du terroir

C’est le contraire de la globalisation. On part d’un tout petit terroir, on le protège. On peut comparer avec le Bleu de Termignon ?

Là ce sont des fermes éphémères parce que d’alpage. Elles dépendent de l’enneigement qui, cette année, a repoussé d’un mois la montée en alpage. Au Semnoz, nos producteurs de tomes des Bauges ont subi ce retard. Nous avons deux producteurs, dont la cousine d’André Dussollier. Savoie et Haute-Savoie forment un très important territoire de production et de consommation. Le plateau de fromages Auvergne-Rhône-Alpes correspond à cinquante pour cent des appellations françaises d’origine protégée.

Les relations avec les tables étoilées

On est loin, avec vous de la consommation à-tout-va. Comment se passe la conversation avec les tables étoilées ?

Elle est difficile. On leur fait une proposition. Par principe, un restaurateur veut l’exclusivité sur plein de choses. Il veut aussi un prix, ce qui n’est pas forcément compatible. Le client qui va chez un étoilé ne confond pas avec une chaîne de restauration rapide alors qu’on peut manger du riz dans les deux cas. Ce ne sera pas la même qualité, pas le même service. Les restaurateurs sont très exigeants mais pas toujours à bon escient. Ils ne sont pas toujours très fidèles. Mon nom, mon titre de MOF les intéresse pour leur carte. Ils peuvent m’acheter trois fromages et dix, pas mauvais, ailleurs. « Je t’achète du fromage. Si tu n’es pas content, je ne t’en achète plus. »

Savoir être réactif et inventif

Vous n’êtes pas « langue de bois » !

Je suis cash. J’ai cent-vingt-cinq restaurants à fournir. La crise du COVID nous a obligés à nous adapter pendant les sept mois de fermetures des restaurants. Les Folie Douce à Val d’Isère, Les Arcs, Chamonix passent cinquante raclettes par semaine. Plus une semaine de stock d’avance, plus l’en cours habituel, plus la consommation habituelle de nos clients…on avait cent-soixante-dix raclettes en chambre froide. Il a fait chaud dès le début du premier confinement. Nos producteurs étaient en pleine saison et on ne pouvait pas acheter leurs fromages.

On vous a vu faire feu de tout bois sur les réseaux sociaux. Vous avez été très inventif.

Il faut créer, être inventif. Les restaurateurs qui s’en sont bien sortis ont agi de même. Ils ont su garder, fidéliser leur équipe en proposant un service de traiteur. Ils étaient prêts à redémarrer tout de suite. Il est plus difficile de faire évoluer une grosse structure. Une petite structure est plus réactive. Ce matin, à six heures, coup de fil « Il me faut cent cinquante sacs de deux cents grammes de fondue râpée à livrer dans la matinée. » On y arrive, on sait s’adapter.

Les racines familiales et professionnelles

Combien de personnes composent votre équipe ?

On est dix. Je travaille, mon épouse travaille, nous sommes une structure familiale. J’ai pris la suite de mon père et de mon grand père. Je suis la troisième génération. L’entreprise a été créée en 1935 ici-même. Il était fermier avec ses frères et ses parents. Mes arrières grands parents paternels étaient fermiers au château de Novel. Mon père y est né. En 35, mon grand père a vendu ses parts à ses frères pour acheter ce magasin, rue Carnot. Le reste de la famille est resté au château/ manoir de Novel. Le Département l’a racheté pour le sauver. Gamin, mon père allait faner jusque derrière l’église des Fins. Elle était alors une nouvelle église construite au milieu des champs. Du château de Novel, on entendait la cloche de l’église parce que les deux bâtiments n’étaient séparés que par des champs.

Annecy, la rue Carnot se transforment au fil du temps

Par contraste, vous appelez la rue Carnot « L’autoroute à piétons. »

Nous étions une rue surtout alimentaire dans laquelle nous sommes les derniers des Mohicans. Un peu plus bas, Brun était un excellent traiteur. Il y avait le fromager Leydevant, un boucher. Un boulanger partageait la boutique avec un primeur, un autre fromager se trouvait en face. Le gros changement s’effectue fin des années quatre-vingt-dix avec la création du centre commercial voisin Courier.

La conversation aborde encore un moment la transformation de la ville puis il est question de l’expression « Entre la poire et le fromage. Talpa y reviendra dans un autre article.

La place du fromage dans le repas à la française et dans la cuisine

Il n’y a pas si longtemps, le repas à la française a été classé par l’Unesco. Le fromage fait partie à part entière du repas à la française. Regardez en revanche la télévision, on n’y parle presque jamais de fromage. J’ai participé ces jours-ci à une émission. J’ai fait remarquer à l’équipe que Top Chef cartonne, qu’il y a « Le meilleur pâtissier »… mais il n’est jamais question de fromage. Même s’il y a des histoires à raconter, le produit ne fait pas rêver. On ne peut pas faire toute une émission sur un plateau de fromages. Certains d’entre eux sont conçus pour la cuisine mais je préfère ceux qui passent d’abord par le plateau et auxquels on donne une deuxième vie en les cuisinant.

Le plaisir de cuisiner

Vous abordez une question importante : il faut savoir cuisiner. On achète de plus en plus de plats tout prêts.

Le COVID  a ramené les gens à la cuisine. Aux clients habituels, on a vu s’ajouter surtout des trentenaires en télétravail qui mangeaient chez eux à midi, avec leurs enfants. Ils se sont mis à cuisiner. Ça a fait la fortune de livreurs de cochonneries en tout genre mais les gens ont aussi redécouvert le plaisir de cuisiner. Je vois pourtant de jeunes voisins en collocation qui se font livrer des pizzas, des sushis…de la malbouffe qui leur revient cher.

Est-ce que vous avez l’occasion d’intervenir en milieu scolaire ?

On nous y incite pour La semaine du goût. Mais on n’est pas toujours bienvenus en milieu scolaire. Les écoles hôtelières nous sollicitent davantage. C’est très intéressant parce que nous y sommes en contact avec de futurs proches clients du monde de la restauration.

Les MOF

Nous parlions de la corporation des fromagers. Entre MOF, il y a un esprit particulier ?

Jacques Dubouloz, fromager, est désormais à la retraite mais je suis en contact avec son fils. André Fouanon est traiteur (magasin Pauvert). Je m’entends très bien aussi avec Philippe Rigollot, le pâtissier. Il y a aussi d’autres métiers non alimentaires, plus ou moins trois cents métiers au total.

Pourquoi avez-vous passé le concours ?

C’était un engagement personnel. Laetitia que vous voyez là est finaliste du concours en 2015. On a bossé ensemble, comme elle m’avait donné un coup de main en 2010 pour ma participation de 2011. On ne devient pas MOF tout seul. C’est un travail d’équipe et la famille y participe. J’avais eu la chance d’être juré en 2004 et 2007. Le concours a été ouvert aux fromagers en 2000 seulement. C’est tout récent. En 2004 mon ami Jacques Dubouloz y a participé.

Le titre de MOF vous a apporté quelque chose ?

Ce n’est pas notre travail qui a changé, mais le regard des gens. On ne va pas faire ses courses chez le fromager mais chez le Meilleur Ouvrier de France. À nous de maintenir ce niveau. Nous nous devons d’être attentifs à la sélection, à la présentation, à l’esthétique…

Intermède

Le téléphone sonne une nouvelle fois. Il est une nouvelle fois question d’une palette non livrée parce que perdue. On pense au sketch de Robert Lamoureux «  Le canard était toujours vivant » devenu « La palette était toujours perdue ». Ce qui colle bien avec l’humour et la faconde de Pierre Gay. La conversation prend fin sur un « De toute façon, je m’adapterai. J’ai reçu ta facture, je te rassure, mais je n’ai pas reçu mon beurre. »

Les normes, l’évolution du métier de producteur, les fruitières

Un dernier point. Certaines fruitières ont disparu. Les réglementations ont-elles été un frein ou un progrès ?

Les mises aux normes successives ont été bénéfiques. On a entendu « C’est la faute à Bruxelles, c’est la faute à l’administration ». Certes, quelques très bons fromages étaient fabriqués dans des endroits peu respectueux de l’hygiène mais les gens qui ont voulu se mettre aux normes ont pu continuer très bien. Ceux qui arrivaient en fin de parcours professionnel et n’ont pas souhaité investir ont disparu. Il y a eu un autre paramètre, négatif celui-ci pour notre terroir. Dans le cahier des charges de certaines AOP ou IGP savoyardes ou haut-savoyardes n’était pas mentionnée la zone de production et de transformation. Pour le comté, en revanche, dans le Jura et le Doubs, la zone de traite est de quarante kilomètres. Ceci fait que chaque village, encore aujourd’hui, comporte une fruitière viable. La zone de production a été vertueuse, elle a maintenu un savoir faire.      

Fruitières et spécificités disparues en Savoie et Haute-Savoie

En Savoie et Haute-Savoie on a fermé les porcheries dont les fruitières engraissaient les excellents cochons parce que ceux-ci puaient. On a fermé ensuite les petites fruitières pour en implanter de plus importantes ailleurs. On a ainsi perdu la différence, la spécificité liée à chaque village. L’emmental de Savoie ne compte plus que trois producteurs, dont Lactalis, sur l’Albanais. Toutes les qualités gustatives d’autrefois ont disparu. Aujourd’hui, je vends de l’emmental suisse.

Rendez-vous est pris pour une autre conversation. Sur les fruitières, le fromage suisse…