Gregory Forstner bientôt au centre du monde
26 janvier 2023Entretien avec Gregory Forstner qui exposera en mars 2023 au Centre d’Art Contemporain de Perpignan. Plongée dans l’art.
Annecy ? J’avais exposé à Alex avec la Fondation Salomon.
Xavier Chevalier m’a rappelé que vous aviez participé au film Le Grand Bleu.
C’était il y a très longtemps.
Mais vous avez gardé cet amour pour la mer. Vous en parlez dans votre communication au Collège de France.
J’avais cette affinité avant le film. C’est certainement pour cette raison qu’on m’avait retenu pour le rôle. Je suis tombé dans l’eau tout petit.
Êtes-vous tombé de la même manière dans l’art et la peinture ?
Un peu. J’ai toujours vu ma mère peindre ou travailler de ses mains pour créer. Cette activité m’a toujours semblé normale, on m’y a encouragé. Les livres d’art étaient disponibles autour de moi alors que ma conscience commençait à s’éveiller. J’ai pu bénéficier de cette ouverture qui a été une chance. Je dessinais, ma mère m’y encourageait. Ce n’était pas le domaine de mon père, qui était souvent absent. J’ai eu très jeune la volonté de faire image.
Avec votre relation à la mer et à l’image, on a l’impression que votre corps parle autant que votre cerveau. Quand vous peignez, vous semblez être-même si le mot est aujourd’hui galvaudé-en immersion. Totalement présent à ce que vous faites.
Vous parlez d’immersion. Il y a une analogie avec l’apnée. Avec l’activité de n’importe quel sportif qui soumet son corps à des circonstances d’exploit, d’exploitation du corps, la capacité de celui-ci à dire les choses pas uniquement dans la performance. J’ai naturellement amené dans la peinture la relation que j’entretiens avec le sport. J’ai été comme beaucoup un marcheur, puis un coureur, un nageur. De façon primitive, j’exerçais mon corps, comme tout le monde, à la balle. Cet apprentissage que j’ai eu de mon propre corps dans l’environnement, je l’ai mis dans mon travail de peinture.
Nathan Paulin dit que son fil tendu intensifie sa relation au monde. Vous-même semblez avoir besoin d’intensité pour peindre.
Je l’ai appris en le faisant, oui. Je me suis rendu compte que j’étais plus juste…J’allais dire « plus intelligent », mais ça ne veut pas dire grand-chose…plus juste lorsque j’oublie de réfléchir. Un sportif répète une infinité de fois les gestes à l’entraînement. Il les réfléchit avant. Il en réalise même la chorégraphie en gardant les yeux fermés. Et lorsqu’il se trouve dans l’action, devant Federer, par exemple, il doit réinventer son geste. Il peut le réinventer grâce à cette intensité énorme qu’il a accumulée en réfléchissant à tout ce qui l’amène à faire ce geste. La réalité nous amène dans un contexte différent de l’entraînement, ce qui nous permet de faire, de réfléchir différemment. De nous rapprocher le plus possible d’un état primitif *. Picasso disait qu’il a mis toute une vie à dessiner comme un enfant. Il s’agit de retrouver quelque chose de l’ordre de l’instinct, la sensation première, la première émotion. La société n’amène pas à ça et la démarche est difficile pour 90% des gens. On nous conduit à être efficaces, à savoir ce qu’on va faire le lendemain, à prendre des crédits, etc. Il y a peu de place pour renouveler les sensations que l’on a pour la première fois lorsque l’on est enfant. Virginia Woolf dit quelque chose comme « On vit jusqu’à vingt ans, ensuite on commence à écrire… » On vit nos premières fois jusqu’à 15, 20 ans suivant les gens, et que fait on avec par la suite ?
Soit on répète à l’identique et on appauvrit, soit on enrichit, on approfondit, on amplifie.
C’est au gré de chacun. L’enjeu d’avoir la capacité de se renouveler pour continuer. Le sportif, lui, peut réellement s’améliorer. Un artiste peut devenir plus vertueux, mais est-ce qu’il s’améliore vraiment ?
Il ne peut pas battre de records, sinon par le biais des prix de vente.
Il peut apprendre à mieux dessiner dans un canon, un académisme. On a toujours reproché à Matisse étudiant de mal dessiner. Il a pourtant réinventé le dessin au cours de sa vie ! Vous parliez d’intensité. Elle m’intéresse parce que je ne suis pas un grand technicien. Je n’ai pas appris à peindre. Lorsque j’ai fait les Beaux Arts, en 90, on n’enseignait aucune technique. L’enseignement était plutôt esthétique, philosophique. J’ai dû apprendre seul à peindre. Je savais que c’était possible grâce à l’observation de ma mère. Elle n’a pas fait de carrière mais elle m’a permis d’apprendre tout seul. Sans maître qui me guide, j’ai pu faire confiance à ma nature. À quelque chose à quoi je ne pouvais pas échapper. Qui me conditionnait, avec mes défauts, certaines qualités. Ma physicalité née dans le sport faisait que, lorsque je ne réfléchissais plus, j’avais une forme d’intelligence. L’intelligence du moment.
Se créer en créant
Quand on ne vous a pas donné les outils pour communiquer avec votre passion, pour faire des choses, vous êtes obligé d’aller très loin en vous-même, dans votre vision du monde pour comprendre que vos capacités viennent davantage de nos limitations que de notre talent. Ce qui nous limite est l’une des données les plus personnelles qu’il faut embrasser pour créer quelque chose de personnel. Je l’ai compris en regardant notamment Cézanne, vers l’âge de vingt ans. Il n’était pas spécialement doué, ni super sexy (rires). Quand on est adolescent, on ne rêve pas de peindre comme Cézanne mais il y a quelque chose de génial chez lui qui lui a permis de réinventer la peinture à sa façon.
Cette lucidité est à la fois humble et ambitieuse : être soi. Vous exposerez à Perpignan prochainement. Après avoir tenté de toucher le centre du monde par l’apnée et sous les mers, vous aller vous en rapprocher avec cette exposition à venir Àcentmètresdumonde. Le titre de l’exposition nous propose de rôtir !
Le titre d’une exposition est toujours à double tranchant. Il ne doit pas constituer une illustration mais être évocatif. Une sorte de punch line qui interpelle. C’est pourquoi j’ai souhaité exposer avec deux artistes espagnols que j’apprécie particulièrement, Cristina Lama et Matias Sanchez. Nos travaux peuvent s’adapter à l’espace du Centre d’Art. Le titre a été inspiré par un poème de Cummings i sing of Olaf glad and big. Olaf est un soldat qui en a marre qu’on utilise son corps au service d’une idéologie qui n’est pas la sienne, comme instrument d’un pouvoir dont il ne comprend même pas la finalité et les enjeux. Olaf refuse obstinément de se battre tandis qu’il est au front. Alors on l’enfourche sur sa propre baïonnette. J’ai été touché par la dimension poétique, bien sûr. Mais aussi parce que j’ai tout fait pour ne pas passer par le service militaire. Je leur ai dit que mon grand père était SS, Autrichien, nazi. Je leur ai dit que quelque chose se passerait si on me prenait. Quoi ? Je ne savais pas. Lorsqu’on a voulu savoir ce que je faisais, j’ai répondu que j’étais artiste, j’ai montré mon travail et ils m’ont demandé de partir, tout de suite !
Le père de mon père était SS et nazi. Le père de ma mère était, lui, à Alger pendant la même guerre, nommé par le gouvernement de Vichy dans les services secrets. Il détournait les informations pour la Résistance. Les gouvernements américain et anglais l’ont décoré pour ses services. Un grand Résistant d’un côté, un petit SS de l’autre.
Vous êtes une sorte de medium traversé par les éléments, par les forces de l’Histoire, de la famille. Mais au contraire d’Olaf vous pouvez choisir votre chemin.
C’est pourquoi ce poème m’a beaucoup touché. Mon père ne m’a jamais parlé allemand. Je croyais que mon grand père était mort, j’aurais pu le rencontrer. Mon père a fait sur lui-même, plus ou moins consciemment, un grand travail. Il m’a transmis une grande confiance du monde ; notamment à partir de son absurdité. Très tôt, grâce à son rire, à son humour décalé, j’ai compris qu’il ne fallait mettre aucune morale là-dedans. C’est contraire à notre nature qui nous pousse à toujours moraliser les choses.
Toujours juger.
J’essaye autant que possible dans mon travail, ma façon de regarder le monde, de garder un point de vue suffisamment distant sur les enjeux esthétiques et les choses du monde qui nous dépassent.
Votre parcours crée une hybridation. On la retrouve dans des notes que j’ai prises à votre sujet : carnaval parodie, humour, ridicule, absurde…Vous parlez même de « malentendu intéressant » à propos de votre travail. On peut se demander si l’art n’est pas, au fond, un malentendu intéressant par essence.
Ça peut être assez malheureux, mais aussi une chance. Nous avons déjà évoqué le sportif. En art, les lignes n’existent pas. On peut toujours débattre ; des générations s’accorderont sur certaines choses, se désaccorderont sur d’autres que les générations suivantes débattront. C’est passionnant. Lorsque l’on accomplit quelque chose de personnel, on est toujours un petit peu tout seul à un moment.
Comment continuer à garder confiance ?
Par nécessité. Il n’y a rien d’autre ! Il m’arrive de partir nager. L’eau est plate. Je dois rentrer après une heure ou deux. La mer se démonte. Je ne me pose pas de question, j’avance avec ce que j’ai.
La première chose que j’ai remarquée sur votre site est une tête de mort parmi les fleurs.
Ah oui ! Je dis plutôt le crâne. Il m’a toujours intéressé pour son rapport ambivalent. La mort est fêtée au Mexique. C’est plus particulièrement en Occident qu’elle est connotée comme une fin. On ne peut pas vivre si à un moment on ne part pas. Mes crânes sont sains, souriants, avec toutes leurs dents. On ne sait pas vraiment…ils pourraient être des masques.
Ils ont l’air plus vivant que certains de nos contemporains.
Exactement. Comme mes personnages animaliers sont plus humains que mes têtes humaines. Sauf mes figures noires.
La conversation se poursuit. Il est question de cinéma, d’images…et peut-être d’une nouvelle conversation à venir.
* Étienne Klein Psychisme ascensionnel
Entretiens avec Fabrice Lardreau
« Aux yeux de Michel Serres, l’alpinisme incarnait l’ajustement, en haute altitude, de la pensée et de l’action à la situation présente : lorsqu’on est en montagne, l’esprit et le corps occupent la même zone concentrée de l’espace-temps, sans jamais la déborder. C’est pourquoi la grimpe se vit comme davantage que le simple fait de prendre de la hauteur : elle affûte la pensée et dépoussière l’esprit. »
À propos de Michel Serres, Étienne Klein cite aussi la « science des passerelles »
« Je marche sur un sol dont la pente se relève doucement. À un moment, je m’arrête et « mets les mains » : la vraie montagne commence, j’escalade. Dès lors mon dos s’incline, reviens-je à l’état de quadrupède ? Presque : mon corps se transforme, les pieds deviennent des mains et les deux prises manuelles des assurances d’équilibre. Homo erectus, l’homme debout, récent, retourne à celui dont il descend, l’archaïque quadrumane. Si noire, se fit en moi, cette réminiscence foudroyante que je ne redoute plus de parler de la bête : je me souviens de qui nous fûmes. »